La Loi sur la laïcité de l’État (Loi 21) devant les Tribunaux
Bilan de la quatrième semaine, du 23 au 24 novembre 2020
à la Cour supérieure du Québec
David Rand
2020-12-01
Dans la même série :
- Les non-dits du procès contre la Loi 21
- La commission scolaire English Montreal permet-elle la maltraitance des enfants ?
- Plaidoirie de Libres penseurs athées, Journal du procès Hak contre PGQ
- Une orgie d’hyperbole haineuse — Journal du procès : Semaine 5
- Journal du procès : Semaine 4 (Cette page-ci)
- Journal du procès : Semaine 3
- Journal du procès : Semaine 2
- Journal du procès : Semaine 1
La quatrième semaine du procès ne dure que deux jours à peine. La Cour poursuit le témoignage du professeur Patrick Taillon (PGQ) et entend ensuite les témoignages de David Koussens et de Pierre Bosset (contre la Loi 21) qui donnent la réplique au rapport soumis par Taillon et sa collègue Marthe Fatin-Rouge Stefanini.
Mais d’abord, lundi matin débute par une demande surprenante : Maître Rémi Bourget, en son propre nom et au nom de Maître Hussain, exigent que Maître Pelchat (PDF-Q) s’excuse pour ses propos vendredi après-midi où elle a accusé les deux avocats de sexisme pour avoir critiqué la prétendue verbosité du témoin de PDF-Q, Mme Yoland Geadah. Maître Pelchat répond qu’elle a reçu une mise en demeure que Bourget et Hussain lui ont fait parvenir à cet effet, mais elle refuse de s’excuser. Le juge ne se prononce pas sur ce conflit, se contentant de donner la parole à l’une et l’autre des deux parties à tour de rôle.
On passe donc au témoignage du professeur Taillon dont Maître Brunet poursuit l’interrogation. Le professeur commente la décision de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) Dahlab contre Suisse (2001) qui a validé l’interdiction aux enseignants de l’expression religieuse par le port de signes.
Selon le rapport de Koussens et Bosset, une décision de la CEDH, qui reconnaît que le port de signe religieux par un enseignant peut compromettre la liberté de conscience des élèves, est motivée par le fait qu’il s’agit d’un signe de la religion majoritaire du pays, la Turquie en l’occurrence. Encore selon Koussens et Bosset, c’est ce contexte particulier qui détermine cette évaluation. Mais Taillon n’est pas d’accord et maintient que la Cour reconnaît l’effet de ces signes dans des décisions impliquant d’autre pays et en d’autres contextes.
Le professeur explique le concept de la « marge nationale d’appréciation », un principe selon lequel la CEDH adapte ses décisions à un pays particulier, selon les mœurs et le contexte constitutionnel de ce pays. Il maintient que ce principe peut s’appliquer au Canada en tant de fédération de plusieurs jurisdictions, mais Koussens et Bosset nient ce parallèle.
Le professeur Taillon compare la Loi 21 québécoise à plusieurs mesures européennes. La Loi 21 est plus précise et plus modérée, surtout en ce qui concerne les couvre-visage. Son champ d’application est moins large qu’en France tandis que ses sanctions sont moins fortes. Il considére la Loi 21 plus proche de la législation aux Pays-bas qu’à celle en France ou en Belgique.
En contre-interrogatoire, Maître Hussain demande au professeur Taillon si, dans son témoignage devant la Commission des institution qui étudiait le projet de Loi 21, il a critiqué la législation canadienne pour sa définition de la liberté de religion — que cette définition serait trop large selon Taillon. Le professeur répond que la Cour suprême du Canada semble vouloir corriger cette tendance un peu dans ses décisions plus récentes. Il ajoute que la Loi 21 ajoute une certaine clarté ; elle tranche.
Hussain demande à Taillon s’il est républicain plutôt que libéral. Le professeur répond que les étiquettes sont piégées qu’il faut se permettre les nuances. Au libéralisme qu’il résume en évoquant le parallèle entre liberté et non-intervention, on peut ajouter des valeurs républicaines comme la non-domination et le concept de dignité. De toute façon, conclut-il, le rapport qu’il a soumis avec sa collègue Stefanini n’est pas une œuvre théorique.
Citant l’expression « autorité éducative et autorité coercitive » dans le rapport Taillon et Stefanini, Maître Hussain essaie de faire avouer par Taillon que l’interdiction dans la Loi 21 va au-delà des fonctionnaires exerçant une autorité coercitive. Dans la même optique, Hussain rappelle que cette interdiction s’applique à tout avocat engagé par l’État — donc, renchérit-il, même à un recherchiste, même à un avocat qui ne fait que négocier, même à un avocat engagé par le gouvernement du Québec dans une autre province. Le témoin lui répond : « L’extra-territorialité est une question intéressante, mais je ne l’avais pas considérée. »
« Vous donnez un sens très, très large, même éphémère, aux mots “autorité coercitive,” n’est-ce pas ? », dit-il. « Très large, Oui. Éphémère, Non. », répond le professeur. Donc, poursuit Hussain, vous avouez que la Loi 21 a une application très large ? « Non. La loi 21 va un peu plus loin que les recommandations de la Commission Bouchard-Taylor, mais pas beaucoup plus loin », réplique le professeur.
Pour avoir constaté que plusieurs lois européennes vont plus loin que la Loi 21, Hussain accuse le témoin du sophisme du juste milieu (« Fallacy of the Golden Mean ») qui consiste à dire que la bonne solution se trouve à mi-chemin entre deux positions opposées. Le professeur Taillon se défend : « Nous n’avons fait que comparer. » Et pour résumer, il rappelle que « la vaste majorité des travailleurs de l’État ne sont pas visés par la Loi 21. »
Lundi après-midi, le contre-interrogatoire se poursuit, cette fois par Maître Rémi Bourget, qui conteste l’assertion de Taillon et Stefanini que la clause dérogatoire aurait été nécessaire pour arriver à une entente pour rapatrier la Constitution en 1982. « C’est un fait historique évident » réplique le professeur, rappelant que cela a pris plus de 50 ans de négotiations pour en arriver là. Bourget reproche à Taillon de ne pas avoir mentionné l’affaire Baby-Loup pour laquelle la France a reçu une condamnation par l’ONU. Le professeur Taillon répond qu’il préfère se concentrer sur la loi interne, donc européenne. « Je soupçonne les opinions externes de tomber dans “les droits et libertés en silo.” »
Bourget avance que la Loi 21 serait quelque chose d’inédit et en Amérique et dans le Commonwealth. « Cela sort de mon expertise » lui répond le témoin, « Je ne connais pas la situation au Mexique par exemple. »
Le témoignagne de Patrick Taillon étant ainsi terminé, la Cour discute des modalités pour le témoin Guy Rocher (pour la PGQ) qui, en raison de son âge et son état de santé, ne peut témoigner ni physiquement ni virtuellement. Maîtres Grossman et Bourget déclarent vouloir contre-interroger Guy Rocher mais, reconnaissant cette impossibilité, propose cette solution : radier certaines allégations de son rapport, pour ne laisser que les faits objectifs. Cela reste à régler.
L’après-midi se poursuit avec le témoignage de David Koussens, professeur agrégé à l’Université de Sherbrooke et spécialiste en droits et sociologie de la laîcité. Il est mandaté par l’English Montreal School Board (EMSB) et par la Coalition Inclusion Québec, qui s’opposent toutes les deux à la Loi 21, pour commenter le rapport Stefanini-Taillon. Maître Perri Ravon (pour l’EMSB) s’occupe de son interrogatoire en chef.
Koussens débute en soulignant que la laïcité de fait n’a que peu à voir avec une déclaration explicite de ce principe, ou l’absence d’une telle déclaration, dans la constitution ou dans la législation d’un État. Un État qui ne déclare pas ce principe peut très bien mettre en œuvre la laïcité, partiellement du moins, tandis qu’un État qui se déclare officiellement laïque peut très bien ne pas respecter ce principe dans les faits.
Koussens et son collègue Bosset tendent à utiliser la terminologie de Jean Baubérot, historien et sociologue français, qui reconnaît toute une panoplie de variantes de la laïcité, donc des laïcités (au pluriel), chacune accompagnée d’un adjectif différent. Pourtant, il existe une définition de laïcité, celle du philosophe français Henri Pena-Ruiz par exemple, qui est sans adjectif, associée au républicanisme et fondée sur le principe incontournable de séparation entre l’État et les religion, et pas seulement sur la neutralité religieuse de l’État. Mais cette laïcité, Koussens et Bosset l’affuble de l’étiquette douteuse « laïcité séparatiste », faisant ainsi un jugement de valeur plutôt négatif. Selon Koussens, cette variante « séparatiste » constitue une « norme surdéterminante » et ne représente que l’un des huit régimes de laïcité différents existant en France.
Parmi les autres variantes mentionnées par Koussens, il y a par exemple la « laïcité de reconnaissance », où on accorde une priorité à l’égalité, à l’équilibre, la « laïcité de jurisdictionniste » ou « collaborationniste » qui reconnaît certaines religions et la « laïcité différentialiste », qui légitime des symboles de la religion majoritaire. L’approche de Koussens et Bosset semble tout fait pour relativiser la concept de laïcité et pour en brouiller la définition, avec le résultat d’en affaiblir l’implantation.
Selon le professeur Koussens, certaines décisions de la CEDH reconnaissent que le seul port d’un signe religieux n’est pas nécessairement prosélyte et qu’un danger abstrait ne suffit pas ; ce danger doit être concret. Encore selon Koussens, le Conseil d’État (France) a déjà exprimé l’avis que le port d’un voile n’est pas en lui-même contraire à la laïcité, mais c’est plutôt les conditions dans lesquelles il est porté, au cas par cas, qui le rendent ostentatoire. Toutefois, dans ces débats il s’agit souvent de signes religieux portés par des élèves dans les écoles françaises, ce qui nous éloigne énormément de la Loi 21 dont l’interdiction ne s’applique pas du tout aux élèves.
Maître Ravon demande au professeur d’expliquer l’expression « la patrimonialisation de la laïcité » utilisée dans le rapport de Koussens et Bosset. Il s’agit, selon Koussens, d’une certaine forme de laïcité en réaction à une religion minoritaire vue comme contraire à l’identité nationale et qui améne à vouloir invisibiliser cette religion minoritaire au nom de valeurs communes. Cette réponse rencontre une objection de la part de Maître Luc Alarie (pour le MLQ) qui déclare: « C’est clairement en dehors de son rapport et de son mandat. » Le juge rejette l’objection et Koussens poursuit son explication, évoquant dans ce contexte une laïcité « assimilationniste » qui peut devenir « différentialiste ». (Je vois ici une instance plutôt déguisée de la définition trop large du concept de « préjugé ». C’est-à-dire que, la résistance à la religion minoritaire est présumée injuste. Mais au contraire, cette résistance peut être légitime si elle est bien fondée.)
Le témoignage du professeur Koussens se poursuit mardi matin.
En contre-interrogatoire, Maître Éric Cantin (pour la PGQ) suggère au professeur Koussens, au sujet des divers types de laïcité : « Ce vocabulaire n’est pas tout à fait neutre, non ? » Le professeur lui répond : « C’est un vocabulaire utilisé juste pour bien comprendre et expliquer, sans prétention normative. » et ajoute : « Par exemple, le terme “catho-laïcité” est tendancieux, mais pas mon vocabulaire. »
Ensuite, la Cour entend le témoignage de Pierre Bosset, collaborateur du professeur Koussens et expert en droit international des droits de la personne, et droit comparé, en particulier dans le domaine de la liberté de religion et la laïcité. Le professeur Bosset a été membre du comité consultatif de la Commission Bouchard-Taylor.
Le professeur Bosset reprend plusieurs des thèmes développés par son collègue Koussens, par exemple : (1) évacuer le sens objectif d’un signe religieux tel que le voile ; (2) sous-estimer l’effet prosélyte du port d’un signe religieux ; ou (3) suggérer qu’une interdiction qui s’applique explicitement aux deux sexes puisse tout de même, dans la pratique, avoir un effet discriminatoire sur les femmes.
Koussens et Bosset ont en fait une vision myope et simpliste de la question. Ils interprètent le sens d’un signe religieux du point de vue de la personne qui le porte, ignorant ainsi son sens objectif. Ils ont une interprétation très restreinte du prosélytisme (dans le sens de vouloir convertir), sous-estimant le prosélytisme passif et ignorant complètement le prosélytisme interne dont le but est d’imposer une version intégriste sur des coreligionnaires. D’ailleurs, ils sous-estiment le danger que reprèsentent l’islam politique, présumant que ce dernier ne serait influent que dans les pays où l’islam est la religion majoritaire.
Le professeur Bosset soutient que les décisions du Comité des droits de l’homme de l’ONU ont une importance semblable à celle de la CEDH, exprimant son désaccord avec l’opinion du professeur Taillon à cet égard.
Bosset est aussi en désaccord avec Taillon sur la portée de la « marge nationale d’appréciation » que Taillon voit comme applicable à la fédération canadienne. Selon Bosset, ce principe est contesté même en Europe car, si son application était poussée à sa limite, la CEDH ne serait qu’un « rubber stamp » qui approuverait tout, dit-il.
Mardi après-midi la session s’ajourne un peu avant 16 heures. Le procès reprendra le lundi 30 novembre lorsque les plaidoiries débuteront. De plus, les sessions se tiendront dorénavant au Palais de Justice pour ceux et celles qui préfèrent participer physiquement.
David: une typo
Bourget rapproche à Taillon de ne pas avoir mentionné l’affaire Baby-Loup
— rapproche devrait être reproche
Merci Raynald, c’est corrigé.
— David
L’ironie est que les anti-loi 21 font preuve d’un racisme peu commun.
Quelle bande d’hypocrites!
J’espère que le juge va les ramasser avec un commentaire assassin.
Quelle patience vous avez, David! Votre compte rendu est excellent, comme d’habitude – merci!
Merci Gina !
Effectivement, cela prend beaucoup de patience à écouter tous les arguments spécieux des adversaires de la Loi 21.
Wow! quel compte-rendu David— Plus je lis , plus je suis choquée que tant d’argent soit dépensé pour un tel procès contre le Québec
Super!
Ce compte rendu nous donne une bonne idée de ce que les croyants peuvent dire pour justifier leurs contradictions, mais je persiste à croire qu’il y aurait une révolution au Québec si la cour suprême sanctionnait notre loi, et que Trudeau interviendra en amont pour ne pas prendre ce risque.