David Rand
2019-05-27
Dans le débat autour du projet de loi 21 (PL-21), Loi sur la laïcité de l’État — si nous pouvons réellement appeler cela un débat vu les allégations extravagantes et accusations gratuites dont on affuble régulièrement ceux et celles qui l’appuient — un des prétendus arguments qu’avancent les opposants du projet de loi est celui de l’absence de preuves. C’est-à-dire que, selon ces opposants, l’interdiction des signes religieux portés par les fonctionnaires et enseignants ne s’appuie sur aucune étude d’impact qui prouverait la nécessité de cette interdiction. Aucune étude ne montre de problème de prosélytisme ou de partialité de la part d’un ou d’une fonctionnaire d’État en service, aucune étude ne prouve une influence indue sur les usagers des services ou sur les étudiants des écoles où cette interdiction s’appliquerait.
Pendant la période de déconfessionnalisation de l’école québécoise, a-t-on demandé des études de l’impact du très grand nombre de crucifix dans les écoles avant de les retirer ? A-t-on exigé qu’on étudie l’impact des enseignantes habillées en sœurs religieuses avant de reléguer leurs habits à l’histoire ? Le législateur a-t-il exigé des données scientifiques probantes avant d’adopter les dispositions de la Loi sur la fonction publique qui stipulent que les fonctionnaires doivent faire preuve de réserve et de neutralité politique ?
En 2008, le Rapport Bouchard-Taylor (B-T) a-t-il exigé une étude de l’influence du crucifix au mur du Salon bleu de l’Assemblée nationale avant de recommander son retrait ? A-t-il demandé des études avant de recommander l’interdiction des signes religieux portés par les fonctionnaires en position d’autorité coercitive ? (Le PL-21 étendrait cette interdiction aux enseignants.)
La réponse à toutes ces questions, sauf erreur de ma part, est non, aucune étude n’a été exigée ou envisagée dans aucun de ces cas.
Les auditions de la commission parlementaire pour étudier le PL-21 se sont terminées récemment à l’Assemblée nationale. Les divers intervenants ont exprimé des opinions très divergentes. Selon Gérard Bouchard, co-auteur du Rapport B-T, l’allégation que les signes religieux portés par les enseignants puissent avoir des effets négatifs ne s’appuie sur « aucune donnée rigoureuse, aucune étude ».
Le Rassemblement pour la laïcité, pour sa part, dans son mémoire Le projet de loi 21 : une étape majeure dans la laïcisation du Québec, soumis à cette commission parlementaire, pour répondre à la préoccupation de Monsieur Bouchard, fait un rappel important :
…si les signes religieux doivent être interdits aux juges, aux policiers et aux gardiens de prison, c’est en reconnaissance du fait que ces signes envoient clairement un message qui enfreint la neutralité religieuse de l’État. Alors pourquoi devrions-nous uniquement nous préoccuper de la liberté de conscience des justiciables ou des prisonniers? La liberté de conscience des enfants et de leurs parents serait-elle moins importante ?
Le professeur Guy Rocher, véritable icône de la déconfessionnalisation du Québec, surtout de l’école, a aussi témoigné devant la commission pour appuyer le projet de loi. Le ministre Jolin-Barrette, responsable du PL-21, lui a demandé ce qu’il répondrait aux exigences de Monsieur Bouchard d’avoir préalablement des données empiriques afin de justifier l’interdiction des signes religieux chez les enseignants. Sa réponse : ce que demande Boucher serait « méthodologiquement impossible pour que ce soit scientifiquement valable » et il a fait la recommandation suivante :
Il faut recourir à ce que l’on appelle le principe de précaution dans les recherches en environnement et la santé… Dans l’état d’incertitude, il faut protéger contre les risques possibles. Je crois que cela s’applique en ce qui concerne l’école, en ce qui concerne les signes religieux. Dans l’incertitude, il faut protéger les élèves et les autres collègues aussi, et les parents, contre l’effet possible.
Donc, pour résumer, mieux vaut prévenir selon Monsieur Rocher.
Il y a un principe assez fondamental dans ce contexte qui semble avoir été oublié ou négligé par les intervenants dans ce débat : le principe du fardeau de la preuve. Si nous comparons les risques plausibles d’interdire ou de ne pas interdire le port de signes religieux par les enseignants, il est évident que l’absence d’interdiction implique des risques bien plus élevés.
En effet, l’interdiction impliquerait une contrainte sur la liberté d’expression religieuse des enseignants durant leurs heures de travail seulement. Ce serait une extension tout à fait naturelle, quoique moins contraignante, de la discipline actuelle en ce qui concerne l’expression politique chez les fonctionnaires.
Mais sans cette interdiction, la neutralité religieuse des enseignantes serait brisée et la séparation entre religion et État violée. Les signes religieux portés par un certain nombre d’enseignants, un nombre qui risque de croître sensiblement avec le temps, constituerait une forme de publicité, de prosélytisme et d’exhibitionnisme religieux qui irait à l’encontre de la liberté de conscience des élèves, et indirectement de leurs parents. Ces signes imposeraient aux enfants, des cibles captives, des symboles faisant la promotion de certaines religions, des religions qui véhiculent régulièrement des valeurs incompatibles avec les droits humains fondamentaux et sont parfois — même souvent — explicitement misogynes, homophobes ou racistes. D’ailleurs, la mission des enseignants étant de servir l’éducation et l’épanouissement de l’ensemble des élèves, ces derniers constituent la raison d’être de l’école, sont beaucoup plus nombreux et vulnérables, et leurs droits priment sur ceux des enseignants.
Donc, si l’on exige des preuves, le fardeau de la preuve incombe forcément aux opposants de l’interdiction et non pas aux approbateurs du projet de loi 21.
Nous constatons la sagesse de Guy Rocher. Même s’il était possible de faire des études scientifiques rigoureuses dans ce domaine (dont Rocher doute, et moi aussi), celles-ci seraient bien difficiles, nécessitant beaucoup de ressources et surtout de temps. Dans tous les cas, le principe de précaution qu’il propose est tout à fait pertinent. Étant donné les plus grands risques associés à une absence d’interdiction, cette précaution fait pencher nettement vers l’interdiction qu’imposerait le PL-21. Ou, pour l’exprimer en d’autres termes, une comparaison des risques souligne le fait que ce sont les opposants au PL21 qui ont le fardeau de la preuve de la pertinence de leur opposition.
La nature a horreur du vide. Si on n’impose pas une laïcité de fait, une véritable séparation des religions de l’État, c’est clair que les religions vont revenir en force et tenter d’infiltrer à nouveau la politique et l’État avec les conséquences suivantes : loi anti-avortement, enseignement des religions à l’école, affichage des signes religieux les plus loufoques, introduction des marottes alimentaires dans les cafétérias, congés religieux appliqués injustement au dépend des non croyants, privilèges fiscaux, accommodements déraisonnables permettant toutes sortes de lubies religieuses comme le jeûne, l’interdiction du porc, le poisson le vendredi, et j’en passe parce que l’énumération serait trop longue (plus de place…)
En science moderne, le fardeau de la preuve incombe à l’affirmateur, non au négateur.
Ainsi, en laïcité, nous laïcistes avons fait la preuve de sa nécessité par :
1, les querelles sanglantes opposant les religions entre elles, et les religions contre les non-croyants ou contre des dissidents hérétiques.
2, la géopolitique nationale-religieuse (en Asie, en Afrique, au Proche-Orient) qui divise les humaines qui, à cause d’elle, s’entretuent.
La preuve est faite.
Quant aux croyants en Dieu, affirmateurs de l’existence de la divinité, aucune de leurs preuves n’est recevable selon les critères épistémologiques de la modernité.
Lire :
Richard Dawkins «God Delusion» (traduit : Pour finir avec Dieu)
Daniel Baril «Tout ce que la science sait de la religion»
https://www.pulaval.com/produit/tout-ce-que-la-science-sait-de-la-religion