David Rand
Dans un texte[1] rédigé en 2008, j’ai défini le terme « athéophobie » comme « littéralement, peur des athées ou de l’athéisme ou antipathie pour ceux-ci. » et j’ai aussi fourni cette définition plus détaillée :
- thèse selon laquelle les athées seraient moralement inférieurs aux croyants religieux ;
- thèse selon laquelle l’athéisme mènerait nécessairement à la dégradation morale ;
- thèse selon laquelle l’athéisme ou le militantisme athée mènerait nécessairement à la répression extrême de la religion, à la persécution des croyants et au totalitarisme ;
- peur ou honte de s’identifier aux athées.
Ce préjugé anti-athée est au cœur de la problématique religieuse, surtout dans le cas des monothéismes, qui ont la prétention de détenir le monopole de la morale. En effet, chaque monothéisme condamne comme moralement inférieurs ceux et celles qui n’acceptent pas leur dieu particulier. Quant aux athées, qui n’en acceptent aucun, le monothéisme les considère complètement immoraux ou amoraux. Voilà la clé de l’intolérance religieuse. Il s’ensuit qu’un des premiers devoirs de tout militant laïque – dont le but est de prémunir l’État contre l’ingérence religieuse et éviter ainsi les atteintes à la liberté de conscience de l’ensemble des citoyens – est de lutter contre l’athéophobie. Ce sale vieux préjugé est au moins aussi nuisible pour la société que le racisme et doit être combattu avec autant de détermination.
Or, ayant milité durant de nombreuses années dans divers mouvements et associations prônant la laïcité, la libre pensée, l’humanisme, la pensée critique, etc., j’ai parfois constaté un phénomène tristement répandu que j’appelle « athéophobie laïque ». Parmi les militants laïques – qui ont justement le devoir de lutter contre ce préjugé anti-athée – plusieurs s’y plient et le réexpriment à leur tour, trahissant ainsi leurs propres principes.
Les formes les plus courantes de l’athéophobie laïque sont celles apparentées aux définitions (3) et (4). On essaie de faire taire la voix des athées ou de cacher notre existence, surtout au sein d’associations luttant pour la laïcité, et on évite d’utiliser les mots « athée » et « athéisme ». On associe ces derniers à l’intolérance antireligieuse extrême ou au totalitarisme ou, face au préjugé populaire qui fait cette association, on reste silencieux, sans dénoncer préjugé, sans lutter contre lui. Par leur silence, les militants permettent à ce préjugé de s’approfondir.
L’athéophobie, on s’y attend de la part d’un certain nombre de religieux, mais chez les militants laïques elle est inacceptable et une manifestation d’hypocrisie. Au fait, l’athéophobie laïque est une forme de marketing malhonnête. Dans un contexte où il existe des préjugés populaires anti-athée et pro-religieux, on essaie de « vendre » la laïcité, en niant la participation des athées dans les associations laïques ou en se servant des athées comme boucs émissaires dans le genre nous-sommes-de-bons-laïques-pas-de-méchants-athées. Le but est de gagner un avantage à court terme même si cela cause des dégâts à long terme. En effet cette approche attise l’athéophobie, ce qui jouera tôt ou tard contre toute tentative de laïcisation.
L’athéophobie laïque se manifeste souvent par une mentalité simpliste binaire. Considérons par exemple la fameuse assertion que « La laïcité n’a rien à voir avec l’athéisme ». Au fait, établir cette démarcation exagérée entre laïcité et athéisme, c’est cacher leurs affinités. En réalité, la laïcité et l’athéisme ont en commun la non-reconnaissance de la volonté dite « divine ». La laïcité est à la gouvernance de l’État ce qu’est l’athéisme à la morale de l’individu.[2] Un État laïque fonctionne sans référence ni aux dieux ni aux phénomènes surnaturels, c’est-à-dire que ses lois et ses règlements doivent se baser sur la science, la raison, le monde réel et matériel, sans référence à l’« au-delà ». De la même manière, la morale de l’individu athée se base sur des considérations humaines et naturelles, et non surnaturelles. Les deux – l’État laïque et l’individu athée – rejettent la théorie du commandement divin, c’est-à-dire le dogme que la morale ou la bonne gouvernance consiste à se conformer à la volonté de « Dieu », volonté que personne ne peut connaître.
Jadis, je militais au sein d’une autre association qui prônait la laïcité et dont les membres et porte-parole étaient parfois les cibles de campagnes de dénigrement menées par les ennemis de la laïcité (ce qui n’a rien d’étonnant pour ceux et celles qui ont vécu l’expérience de la récente Charte laïque, où les anti-laïques pratiquaient la diffamation comme les pingouins pratiquent la nage). Ils nous accusaient, entre autres, d’être « une gang d’athées », une accusation qui avait tout de même le mérite de ne pas être totalement fausse, bien qu’imprécise.
Le conseil de l’association voulait y répondre par le négationnisme, genre « Nous ne sommes pas athées, nous sommes des laïques ». Je m’opposais catégoriquement à cette approche, que je trouvais malhonnête, et je prônais une stratégie plus franche, suggérant plutôt une réponse dans le genre, « Il est vrai que, parmi nous, beaucoup sont athées, quoiqu’il soit impossible de savoir dans quelle proportion, parce que se déclarer athée ou non athée n’est pas une condition d’adhésion. Il y a une diversité d’incroyants et de croyants parmi nous. De toute façon, vous qui faites cette accusation, qu’avez-vous contre les athées ? Êtes-vous si abrutis que vous pensiez que les athées n’ont pas de morale ? Êtes-vous si arriérés ? » Mais mon approche a été rejetée et j’ai décidé alors de quitter l’association. (Heureusement, depuis ce temps, cette association a apparemment évolué vers une attitude plus raisonnable.)
À peu près à la même époque, j’ai connu un individu athée qui prétendait qu’il fallait respecter les croyances religieuses. Moi, j’ai prôné, et je prône toujours, une approche totalement différente : il faut au contraire examiner les croyances et, s’il se trouve qu’elles ne sont pas fondées, les rejeter. Cela n’a rien à voir avec le respect ou un manque de respect. Après un long débat avec cet individu, il a soudainement abandonné son point de vue et a lancé, « OK, je suis d’accord, détruisons la religion. » J’ai été profondément choqué par cette déclaration : de toute évidence il pensait se rallier à mon avis mais au fait il n’y avait rien compris.
J’ai constaté qu’il était inutile de discuter avec un individu figé dans un simplisme binaire, sautant de la complaisance totale (respecter la religion) à la répression extrême (détruire la religion), sans nuance aucune. Cela me rappelle les croyants qui pensent que la croyance en dieu est nécessaire pour la morale : si l’on perd cette croyance, devient-on alors un sociopathe dangereux ? De même, si l’on perd son respect pour la croyance, devient-on alors un extrémiste prônant des mesures antireligieuses draconiennes, comme criminaliser la croyance ? C’est ridicule. Critiquer une idée n’implique pas qu’on veuille la réprimer brutalement.
Nous, les athées, ne voulons pas « détruire » la religion. (C’est mon opinion mais j’ose supposer que la majorité des athées serait d’un avis semblable.) Il serait plus juste de dire que nous voulons « détruire » le pouvoir politique des institutions religieuses, mais même cette dernière déclaration est problématique car le verbe « détruire » a un sens draconien et exprime mal notre programme. Voilà un meilleur énoncé :
- Nous voulons supprimer les privilèges dont jouissent actuellement les religions et les institutions religieuses pour que celles-ci n’aient plus le pouvoir politique d’imposer leurs dogmes et leurs pratiques sur l’ensemble de la population.
- Nous voulons promouvoir et protéger la liberté de conscience, sachant que celle-ci englobe la liberté de religion et la liberté d’être affranchi de la religion à la fois, pour que ces deux dernières libertés soient également respectées, protégeant ainsi les droits des incroyants autant que ceux des croyants.
Pour atteindre ces deux objectifs, il faudrait lutter contre l’intolérance religieuse, dont l’athéophobie est la plus importante manifestation. Voilà ce que veulent les athées comme moi. Voilà aussi une assez bonne définition de la laïcité. C’est sensiblement la même chose.
Pour conclure, je définis l’athéophobie laïque comme une attitude qui consiste à confondre athéisme et extrême intolérance, ou à supposer que le public fera nécessairement cette confusion et que, par conséquent, au lieu de lutter contre ce préjugé, on s’y plie en obligeant les athées à rester invisibles et silencieux, du moins au sein des mouvements militant pour la laïcité. Pourtant, ces mouvements sont des alliances entre croyants modérés et incroyants, poursuivant un but commun, et il n’y a aucune raison de cacher l’identité des divers partenaires.
L’athéophobie laïque est une attitude arriérée et rétrograde, une stratégie perdante, véhiculée par des individus qui sont incapables de comprendre – ou refusent de comprendre – que la critique des religions et la défense de la liberté de conscience (incluant la liberté de religion) doivent se faire simultanément. Ces deux tâches ne sont pas incompatibles ; au contraire, elles sont complémentaires, car la plus grande menace pour la liberté de religion est justement la religion, sous ses formes intégristes et extrémistes.
L’invisibilité des athées et de l’athéisme ne fait que favoriser la peur de ceux-ci. Tout le monde, y compris les ennemis de la laïcité, sait que bon nombre des militants laïques sont athées. Essayer de nier cette évidence ne fait que discréditer les militants laïques en nourrissant des soupçons d’un programme draconien caché. L’ouverture et la transparence sont à préférer. La visibilité et la franchise des athées favorisent la laïcité.
Liens
- « Athéophobie, Un préjugé multimillénaire », David Rand
- « Les rapports entre athéisme et laïcité », David Rand, conférence présentée au colloque « Religion, laïcité et État de droit », Beyrouth, Liban, 13-14 avril 2012
Voilà un texte auquel j’adhère entièrement, dans les moindres détails. Dans ma quête à rechercher sans cesse l’expression la plus simple, sans être simpliste, de nos idées, il me semble que le passage des quatre phrases suivantes ne peut que susciter l’adhésion.
• » En réalité, la laïcité et l’athéisme ont en commun la non-reconnaissance de la volonté dite « divine ». La laïcité est à la gouvernance de l’État ce qu’est l’athéisme à la morale de l’individu.[2] Un État laïque fonctionne sans référence ni aux dieux ni aux phénomènes surnaturels, c’est-à-dire que ses lois et ses règlements doivent se baser sur la science, la raison, le monde réel et matériel, sans référence à l’« au-delà ». De la même manière, la morale de l’individu athée se base sur des considérations humaines et naturelles, et non surnaturelles. »
• Et pour justifier la première assertion, si besoin est, pourquoi pas cette petite démonstration, que certains trouveront primaire mais que je juge suffisante :
– Agir en laïque (Etat ou individu) nécessite de se démarquer de toute religion et de toute référence au surnaturel. Cette évidence force à agir comme si l’on était sans dieu (athée) et matérialiste.
• J’ajouterai que, pour les religieux, c’est se soumettre, obéir et convenir que l’athéisme et le matérialisme sont des visions « supérieures » à leur croyance, puisque c’est momentanément renier sa foi ou au-moins son identité. Impossible à obtenir définitivement des religieux sans contrainte, même si c’est par l’assurance de la Paix entre les citoyens. La vigilance s’impose donc continuellement.