Jacques Savard, Libre penseur athée
Ceci est le dernier de trois blogues par trois auteurs différents mais sur un sujet commun : la décision de la Cour suprême du Canada du 15 avril 2015. Les deux autres sont le Blogue 54 de David Rand et le Blogue 55 de Marco DeRossi.
Voir aussi la Déclaration d’associations laïques québécoises et canadiennes à propos de la décision du 15 avril 2015 de la Cour suprême du Canada.
Le récent arrêt de la Cour suprême ordonnant de cesser la prière lors des séances du Conseil municipal de Ville de Saguenay va beaucoup plus loin que la simple interdiction de la prière dans toutes les assemblées délibérantes étatiques, il met fin au déni de droits que subissaient les non croyants.[1] Le mépris des non croyants, choqués par les manifestations religieuses publiques, qu’on vilipendait comme intolérants, apparaît enfin sous son vrai nom : la discrimination. Dans cet arrêt, la Cour énonce de manière formelle et condensée plusieurs principes constitutionnels importants qu’elle a élaborés au cours des trente dernières années et elle en fait l’application à la non croyance, dessinant par le fait même les balises de la laïcité québécoise et canadienne du futur.
« Athéisme religieux »
Dès l’insertion de la Charte des droits et libertés dans la Constitution en 1982, la Cour suprême avait adopté, selon la tradition du droit anglo-saxon, une définition très large de la liberté de religion qui incluait aussi l’athéisme, l’agnosticisme et les autres non croyances. Dans ses requêtes à la Cour suprême, le Mouvement laïque avait invoqué l’effet préjudiciable du comportement du Maire de Saguenay sur la liberté de conscience des citoyens plutôt que sur leur liberté de religion. La réponse de la Cour a été de réaffirmer sa définition de la liberté de religion et de placer sous le libellé de liberté de religion, toutes les convictions relatives aux phénomènes religieux, pour ou contre. Ceci a pour effet de laisser à la liberté de conscience toutes les autres convictions structurantes pour l’individu qui se rapportent à des objets autres que religieux, tel possiblement l’environnement ou les philosophies politiques. Nous ne connaissons aucun jugement sur le sujet permettant de connaître ce qui se cache sous le libellé de la liberté de conscience. On peut postuler cependant que la Cour a fait son choix délibérément sachant très bien qu’elle offrait ainsi aux non croyants les protections de l’article 10 de la Charte québécoise et du paragraphe 15 (1) de la Charte canadienne qui, tous deux, établissent les bases sur lesquelles la discrimination est interdite. La religion y est un motif interdit de discrimination contrairement aux convictions laïques relevant aussi de la conscience.
Dans cette perspective, la Cour précise que le « parrainage par l’État d’une tradition religieuse, en violation de son devoir de neutralité, constitue de la discrimination à l’endroit de toutes les autres ».[2] C’est ainsi qu’elle a conclu à la discrimination contre les convictions athées de M. Simoneau. Cette déclaration trouvera certainement des échos dans de futurs débats sur la pertinence d’interdire des signes religieux ostentatoires ou dans la réévaluation des cours d’éthique et de culture religieuse au Québec qui excluent systématiquement les non croyances.
Un traité de neutralité religieuse
L’aspect le plus inattendu de ce jugement dont les détails n’ont pas fait les manchettes, tient assurément dans la description détaillée du concept de neutralité de l’État qu’a développé la Cour suprême. Les appelants n’en avaient pas tant demandé. Dans de nombreuses causes antérieures, la Cour avait reconnu le devoir de neutralité de l’État. Mais dans le cas de la prière à Saguenay, la Cour a décidé d’écrire un exposé complet de ses vues sur la question, tout en précisant des détails inédits sur les responsabilités des représentants de l’État. La Cour a commencé par définir l’obligation constitutionnelle de neutralité de l’État, en spécifiant qu’elle s’applique à l’égard de toutes les options religieuses, incluant la non croyance. Elle décrit une neutralité « réelle » où l’État « ne favorise ni ne défavorise aucune croyance, pas plus du reste que l’incroyance » … [Cette neutralité] « requiert de l’État qu’il s’abstienne de prendre position et évite ainsi d’adhérer à une croyance particulière ».[3] Une prise de position constitue donc une adhésion.
L’affirmation de la Cour soulève des questions au sujet des subventions aux écoles privées religieuses. Le fait d’enseigner la religion dans les écoles publiques favorise-t-il une ou plusieurs religions au détriment de certaines autres ? Comme il y a autant de religions que d’individus, d’après la jurisprudence, ne vaudrait-il pas mieux tout simplement s’abstenir d’enseigner quelque option religieuse que se soit à l’école publique ?
En vertu du principe de neutralité, l’État devra préserver un espace public neutre sans aucune distinction, exclusion, préférence ou profession d’une quelconque opinion religieuse. Tous les citoyens y seront libres de croire ce qu’ils veulent à propos de la religion et d’adopter les pratiques que leur commandent leurs convictions. La neutralité est celle des institutions et non celle des individus. La Cour nous dit en effet « qu’un espace public neutre ne signifie pas l’homogénéisation des acteurs privés qui s’y trouvent. »[4] Cette affirmation laisse voir un espace public dans lequel les citoyens ne sont pas forcés d’adopter un comportement homogène en matières religieuses, c’est-à-dire qu’ils sont libres de manifester leurs croyances et leurs convictions comme ils le souhaitent, y compris les incroyants.
Par contre, la Cour s’interroge sur le rôle des représentants de l’État agissant dans le cadre de leurs fonctions. Leurs comportements ne seraient pas régis par les mêmes règles que celles s’appliquant aux citoyens dans l’espace public. C’est là, me semble-t-il, du droit nouveau. La Cour précise : (Je souligne)
« En premier lieu, l’État ne peut, en raison de l’obligation de neutralité religieuse qui s’impose à lui, professer, adopter ou favoriser une croyance à l’exclusion des autres. Il est évident que l’État lui-même ne peut se livrer à une pratique religieuse ; celle-ci doit donc être celle d’un ou plusieurs de ses représentants, dans la mesure où ils agissent dans le cadre de leurs fonctions. Quand, dans l’exercice de leurs fonctions, les représentants de l’État professent, adoptent ou favorisent une croyance à l’exclusion des autres, les deux premiers critères de la discrimination mentionnés plus haut, soit l’existence d’une exclusion, distinction ou préférence fondée sur la religion, sont établis ».[5]
On entrevoit ici le statut particulier que la Cour accorde aux représentants de l’État, dans l’exercice de leurs fonctions, comparé à la protection totale de la liberté de conscience et de religion des citoyens dans l’espace publique. La Cour établit ainsi une distinction entre deux séries de règles : des règles pour les représentants de l’État dans le cadre de leurs fonctions et d’autres s’appliquant aux citoyens dans l’espace public. Ces précisions apportent un démenti aux arguments du Parti libéral du Québec et aux tenants de la laïcité ouverte dans le débat sur la Charte des valeurs du Parti québécois selon qui la liberté de religion des représentants de l’État ne peut être limitée même dans le cours de leurs fonctions, une liberté qui primerait sur le devoir de neutralité de l’État. Et bien non ! C’est l’inverse qui prévaut selon la Cour suprême.
La Cour va encore plus loin et insiste sur le fait que la neutralité de l’État doit être « réelle » et non pas « bienveillante » comme lui suggérait la Cour d’appel du Québec, tout comme le Rapport Bouchard/Taylor avec sa laïcité ouverte. Le juge Gascon[6], qui rédige l’arrêt au nom de la Cour suprême, affirme en effet :
« … je ne crois pas que l’obligation de l’État de demeurer neutre en matière religieuse soit conciliable avec une bienveillance qui lui permettrait d’adhérer à une croyance religieuse ».[7]
La Cour n’est pas ignorante des débats publics et elle répudie catégoriquement toute tentative de masquer la nature religieuse de certaines réalités sous le couvert d’invocations de leur nature historique, patrimoniale ou culturelle. La Cour résiste tout aussi vigoureusement à une seconde suggestion de la Cour d’appel du Québec en vertu de laquelle la référence à Dieu dans le préambule de la Constitution de 1982 permettrait une certaine tolérance. Voilà deux décisions qui seront particulièrement appréciées par les supporteurs de la laïcité. Ce sont deux précieuses mises au point.
Dans son jugement, la Cour suprême décrit une neutralité inaltérable et nous laisse entendre qu’elle n’acceptera aucun accommodement pour la restreindre. La neutralité de l’État devra être sans faille. Il ne pourra ni supporter, ni défavoriser quelque système de croyances que ce soit en matières de religion. L’État devra éviter tout soupçon de favoritisme. Il lui faudra non seulement être neutre mais, en plus, apparaître neutre.
Finalement, la Cour suprême balaie du revers de la main le plaidoyer de la Ville de Saguenay selon lequel imposer la neutralité correspond à favoriser l’incroyance. (Je souligne)
« Bref, il existe une distinction entre l’incroyance et la neutralité réelle. Cette dernière suppose l’abstention, mais cela n’est pas une prise de position en faveur d’une perspective plutôt que d’une autre. Une telle inférence ne peut être tirée du silence de l’État. »[8]
Au fur et à mesure que le temps passera, nous découvrirons de plus en plus de situations où l’État aura manqué à son obligation de neutralité constitutionnelle, souvent même involontairement. Je me propose de rechercher partout les atteintes à la neutralité et la discrimination à l’encontre des non croyants. Je place dès maintenant au sommet de ma liste, l’infâme cour d’éthique et de culture religieuse (ÉCR), le crucifix de l’Assemblée nationale, tout comme les passe-droits aux écoles religieuses intégristes, le Bureau des affaires religieuses du Premier Ministre Harper et le refus d’accorder le droit de célébrer des mariages à l’Association humaniste du Québec, un cas flagrant de discrimination.
- Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16
- Id., par. 64.
- Id., par. 72.
- Id., par. 74.
- Id., par. 84.
- Nouveau juge, nommé en juin 2014. La majorité des membres de la Cour suprême actuelle ont été nommés depuis moins de quatre ans. Nous avons affaire à une toute nouvelle Cour.
- Note 1, par. 78.
- Id., par. 134
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