Daniel Baril
Le 12 février marque l’anniversaire de naissance de Charles Darwin qui aurait eu cette année 204 ans. Darwin figure parmi les plus grands personnages de l’histoire humaine qui, tel Galilée, ont bravé les dogmes religieux de leur époque pour faire triompher la pensée scientifique.
Encore aujourd’hui, 154 ans après sa découverte de la loi de la sélection naturelle, une majorité d’Américains rejettent ce qui est aujourd’hui considéré comme un fait largement démontré. La difficulté qu’éprouvent la plupart des croyants à accepter la théorie darwinienne de l’évolution ne provient pas d’une difficulté à en comprendre la mécanique mais d’une contradiction fondamentale et irréconciliable entre cette théorie et l’idée d’un monde créé Dieu.
Une méprise parfois commode
Darwin était croyant lorsqu’il s’est embarqué à bord du Beagle en 1831. À son retour en Angleterre, cinq ans plus tard, il n’était plus le même homme. Il est passé progressivement de croyant à athée en abandonnant tour à tour le christianisme, le déisme puis l’agnosticisme.
On trouve encore aujourd’hui de nombreux ouvrages de publication récente qui soutiennent que Darwin était agnostique. Publiquement, il soutenait en effet être agnostique. Il ne pouvait guère s’afficher athée dans la société victorienne de l’époque sans subir l’opprobre de la bourgeoisie et voir ses travaux être discrédités. Il voulait aussi éviter de froisser son épouse très croyante. Mais il a soutenu tout autre chose dans sa correspondance privée et dans son autobiographie.
Occulter l’athéisme de Darwin peut être parfois commode ; si le découvreur de la loi de la sélection naturelle était agnostique, il n’y aurait donc pas de contradiction à soutenir cette théorie tout en étant croyant. Mais la méprise sur l’athéisme de Darwin est due au fait que la première édition de son autobiographie en 1882, cinq ans après sa mort, a été largement censurée par sa femme Emma Wedgwood qui voulait taire l’athéisme de son mari. Ce n’est qu’en 1958 que leur petite fille, Nora Barlow, publiera une version non expurgée de l’Autobiographie.
Voici quelques citations tirées de cette Autobiographie qui montrent l’abandon du christianisme puis du déisme.
« En fait, je ne parviens guère à voir comment quelqu’un pourrait souhaiter que le christianisme fût vrai ; car s’il en est ainsi, le langage pur et simple du texte semble indiquer que les hommes qui ne croient pas, et cela inclurait mon père, seront éternellement punis. Et c’est là une doctrine condamnable. »
Le problème de la souffrance, à laquelle tout être vivant est soumis, avait déjà érodé la foi du naturaliste qui en vint à rejeter le plan divin. Dans une lettre au botaniste américain Asa Gray, il écrit :
« J’avoue que je n’arrive pas à voir aussi clairement que les autres la preuve de la conception intelligente et de la bienveillance dans tout ce qui nous entoure. Il y a pour moi trop de malheur dans le monde. Je n’arrive pas à me persuader qu’un Dieu bienveillant et omnipotent pourrait avoir conçu les Ichneumonidés avec l’intention délibérée qu’ils se nourrissent du corps de chenilles, ou qu’un chat devrait jouer avec les souris. »
Ses propres travaux ont mis fin à son questionnement existentiel :
« Le vieil argument d’une finalité dans la nature, qui me semblait autrefois si concluant, est tombé depuis la découverte de la loi de la sélection naturelle. »
La citation suivante tirée de son Autobiographie montre une incroyance totale et assumée :
« Ainsi, l’incrédulité m’envahit-elle très lentement, mais aussi très sûrement. Cette évolution fut si lente que je ne ressenti aucun angoisse, et je n’ai jamais douté, depuis, une seule seconde de l’exactitude de ma conclusion. »
Darwin a aussi mis en garde contre l’éducation religieuse dispensée aux enfants en bas âge.
« Ne sous-estimons pas la probabilité que l’éducation, inculquant aux enfants la croyance en Dieu, puisse produire un effet puissant et peut-être héréditaire sur leurs cerveaux encore malléables, et que se débarrasser de la croyance en Dieu leur serait aussi difficile que, pour un singe, de se débarrasser de la peur instinctive du serpent. »
Sur ce point, Darwin a été visionnaire. On ne fait aujourd’hui que commencer à découvrir cette flexibilité cérébrale et les marques que l’éducation peut laisser notamment en modifiant l’expression génétique par méthylation de l’ADN. On pourrait aussi voir dans cette citation un germe du concept de mème développé par Dawkins et qui s’applique très bien à la religion.
Le hasard et Dieu : incompatibilité
La théorie darwinienne de l’évolution est incompatible avec la croyance religieuse parce qu’elle accorde un rôle déterminant au hasard dans la mécanique évolutive alors que toute religion soutient que la vie suit un chemin voulu et tracé par Dieu. Certains croyants, qui prétendent accepter la théorie de l’évolution, pratiquent l’aveuglement volontaire sur ce point crucial et soutiennent que l’évolution a été voulue par Dieu ou même que le hasard a été placé dans les lois de la nature par Dieu lui-même. C’est la position incohérente qu’a adoptée le Vatican et que l’on peut qualifier de « créationnisme évolutionniste ».
N’eut été de Darwin, nous aurions probablement aujourd’hui la même théorie pour comprendre l’évolution. Avant lui, Jean-Baptiste Lamarck avait élaboré, au tournant du 19e siècle, une théorie de l’évolution fondée sur la transmission des caractères acquis. Cette vision qui nous semble naïve persiste encore aujourd’hui parce que c’est une façon intuitive de comprendre les choses. Le lamarckisme reprend même des lettres de noblesse à la lumière des travaux en épigénétique.
Contemporain de Darwin, Alfred Wallace était parvenu en même temps que lui et de façon indépendante à la même théorie de l’évolution par sélection naturelle. On peut donc dire que c’était dans l’air du temps. Mais Wallace n’est jamais allé aussi loin que Darwin et a refusé d’étendre la théorie de l’évolution à l’espèce humaine parce qu’il ne pouvait se résoudre à abandonner ses croyances religieuses.
Darwin a aussi fait preuve d’une lucidité étonnante pour l’époque en attribuant aux autres animaux des émotions semblables à celles des humains et même des habiletés proches de notre anthropomorphisme. Dans La descendance de l’homme et la sélection sexuelle, il rapporte une anecdote où son chien aboyait lorsqu’un parasol était agité par le vent et interprète ainsi la situation : le chien a « raisonné d’une façon rapide et inconsciente, et déterminé qu’un mouvement sans aucune cause apparente indiquait la présence de quelque agent vivant étranger ». Il rapproche cette réaction animale de nos dispositions qui nous font imaginer des agents derrières les faits naturel, ce qui génère des croyances religieuses :
« Les mêmes hautes facultés mentales qui ont tout d’abord poussé l’homme à croire à des esprits invisibles, puis qui l’ont conduit au fétichisme, au polythéisme, et enfin au monothéisme, devaient fatalement lui faire adopter des coutumes et des superstitions étranges tant que sa raison est restée peu développée. »
Pour Darwin, la religion est ainsi un épiphénomène de notre disposition à voir des agents là où il n’y en a pas. Il avait ainsi tracé le programme moderne de l’étude évolutionniste de la religion 140 ans avant que ce programme ne prenne forme au cours des années 1990 et qui situe la religion dans le prolongement de nos habiletés psychosociales.
Du même auteur sur le même sujet :
- Darwin et l’immortalité de (l’idée de) Dieu, Daniel Baril, Le Devoir, 28 avril 2007
- La grande illusion ; comment la sélection naturelle a créé l’idée de Dieu, Daniel Baril, éditions MultiMondes, 2006.
Références
- L’Autobiographie, Charles Darwin, Traduction par Jean-Michel Goux, Nicolas Witkowski, revue et complétée, Seuil, 2008
- L’Autobiographie de Charles Darwin, Wikipédia
- Ichneumonidae, Wikipedia
- The Autobiography of Charles Darwin, ed. Nora Barlow, 1958
- The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex, Charles Darwin
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