Daniel Lenormand
Pour certains, le vocable de religion viendrait du mot religarer signifiant relier, comme si d’une certaine façon la religion était le lien qui rattacherait l’homme à une divinité.
Pour d’autres, tel Cicéron, le vocable de religion serait dérivé de relegere terme qui s’oppose à neglegereneglegere, signifiant négligence et laissé aller. Dans ces conditions la religion ne serait que l’observation fidèle des rites.
Emmanuel Kant voyait dans la religion le sentiment de nos devoirs fondé sur des commandements divin. Ludwig Feuerbach disait qu’il s’agissait d’une aliénation par laquelle l’homme conscient de ses faiblesses projette en Dieu ses propres besoins. Jean Marie Guyeau écrivait, quelques mois avant sa mort en 1887 : « la religion est le sentiment de dépendance par rapport à des volontés que l’homme primitif avait placé dans l’univers ». Max Muller pensait qu’il s’agissait d’une faculté qui, indépendamment du sens de la raison, met l’homme en état de saisir l’infini.
Le théologien Charles François Dupuy professeur au collège de France concluait un de ses ouvrages par ces lignes :
Si l’homme se fut mis à sa véritable place : à savoir qu’il est rangé dans la classe des animaux aux besoins desquels la nature pourvoit par des lois invariables, et qu’il n’a sur eux que le génie qui crée des arts subvenant à ses besoins. Il n’eut jamais cherché dans des êtres invisibles un appui qu’il ne devait trouver qu’en lui-même. Ce sont ses faiblesses qui l’on livré à cette imposture qui lui a promis des secours dont il n’a eut pour seul garant que sa plus honteuse crédulité…
…Otez au peuple l’espérance et la crainte, et sa religion s’évanouit. Jamais les hommes ne sont plus pieux que lorsqu’ils sont malades ou malheureux…
Salomon Reinach écrivait dans « Orphéus » en 1903 : « La religion est un ensemble de scrupules qui fait obstacle au libre exercice de nos facultés. »
Si l’on considère la religion comme étant d’essence divine, contrairement à ce qu’en disaient les Romains, il me semble que le mot scrupule ne soit pas le mieux adapté, le mot tabou me parait plus approprié. Venu de Polynésie, ce mot signifie littéralement : qui est soustrait à l’usage courant. Son distinctif est que l’interdiction qu’il suscite en cas de violation n’appartient pas à la justice humaine et la sanction généralement immédiate ne peut être que la mort !
Les livres saints fourmillent évidemment de tabous : ainsi Adam est-il averti par l’éternel qu’il ne doit pas manger du fruit d’un certain arbre. Voilà bien un tabou car l’éternel ne lui dit pas pourquoi. Dans le législation des Hébreux il est défendu, sous peine de mort, de prononcer le nom sacré de l’éternel, sans que l’on sache pourquoi : voilà donc bien un nom tabou !
Dans tous les écrits religieux il se trouve le fameux tabou : Tu ne tueras point ! … Mais alors comment interpréter ce précepte du décalogue ? D’autant que la bible regorge de massacres épouvantables recommandés par l’éternel.
Il est peut être un début de réponse si l’on considère que dans ces époques lointaines le scrupule du sang se manifestait avec une intensité particulière dans des groupes composés des descendances communes : famille, clan, tribu… Dans ces conditions le meurtre d’un membre de la communauté était difficile à expier : Le tu ne tueras point sous-entendait ceux de ton clan.
La notion de tabou est une des plus fécondes que nous ait enseignée l’ethnographie. Le passage du tabou à l’interdiction motivée et raisonnée, à défaut d’être raisonnable, est l’histoire du progrès de l’esprit humain.
L’homme est un primate comme les autres et s’il peut parfois être doté de plus de raison, il n’en fonctionne pas moins selon une indéniable animalité plus ou moins refoulée. Notre différence tient au fait que nous sommes capables de projeter à l’extérieur les volontés qui s’exercent en nous. Que nous sommes capables de peupler le monde d’êtres et d’objets en leur donnant une vie et des sentiments semblables aux nôtres. Dès lors nous ne tardons pas pour mieux les assimiler, à leur donner la pensée, la raison et quelques fois même des membres et des traits identiques aux nôtres.
Cela se nomme l’animisme, et c’est à cet animisme que sont dus les génies invisibles qui fourmillent dans la nature : tels les esprits du soleil, de la lune, des montagnes, des arbres, des eaux, sans parler de l’esprit des morts et de l’esprit des esprits que l’on appelle Dieu ! Le Jéhovah des rochers et des nuées du Sinaï est un des produits de l’animisme et le décalogue ne serait que le remaniement d’un vieux code de tabous !
Afin de coordonner ce foisonnement de tabous l’humanité se dota de « prêtres » qui devinrent de plus en plus importants au fur et à mesure que les tribus devenaient des peuples… Alors tout naturellement ces individus passèrent du statut de chef à celui de roi. C’est cette notion ontologique de ces chefs attestée par le nouveau testament qui est à l’origine de la conception égyptienne du roi comme fils de Dieu… Et plus tard de la notion judéo-chrétienne de la royauté de droit divin.
Dès la préhistoire les hommes ne vécurent pas seulement en hordes, ils constituèrent des groupes sociaux obéissants à divers tabous qui sont à l’origine de la moralité et des lois.
L’instinct social de l’homme franchit volontiers les limites de son espèce et l’illusion de l’animisme lui fait reconnaître partout des esprits dont il fait souvent des amis et des alliés. Cette tendance de l’esprit humain se reflète dans le fétichisme : commerce amical de l’homme et des esprits censés occuper ces objets.
Une fois que les hommes eurent cédé naturellement à leur tendance d’élargir leur cercle de relations supposées, il était inévitable qu’ils y englobent certains végétaux et certains animaux, leur assignant ainsi une place défensive ou offensive dans leur clan.
L’animal totem est en principe inviolable : protecteur du clan, il est par définition tabou et par conséquent impropre à la consommation. L’animal, ou le végétal, dont il a été convenu que l’on ne devait pas manger, est tantôt sacré, tantôt considéré comme immonde (Lévitique chapitre 11).
En réalité il n’est ni l’un ni l’autre : Il est simplement tabou ! La vache est tabou en Inde, le porc est tabou chez les Juifs et les musulmans, le chien est tabou en Europe, et la fève était tabou en Grèce.
Au XVIIIe siècle se répandit l’idée que si certains législateurs religieux avaient interdit tels ou tels aliments c’était pour des raisons d’hygiène. Pour montrer combien cette idée est peu raisonnable il suffit d’observer que dans la bible pas une seule épidémie n’est due à la consommation d’une viande impure.
L’idée même de l’hygiène n’a pris naissance que très tard dans le monde antique. Les Juifs pieux s’abstiennent de manger du porc parce que leurs lointains ancêtres avaient le sanglier pour totem !
À l’origine toutes les atmosphères où se mouvait l’humanité étaient saturées d’animisme. Partout ce n’était qu’esprits malfaisants qui pesaient sur l’activité des hommes et la paralysait. Pour réagir contre eux et les asservir cette humanité a trouvé un auxiliaire dans une fausse science qui paradoxalement est la mère de toutes les sciences : il s’agit de la magie dont Voltaire disait : « C’est le secret de faire ce que ne peut faire la nature »
Dans un ouvrage récent de l’ethnographe Pascal Boyer, nous voyons l’étonnante diversité des croyances. Ainsi apprenons-nous par exemple que certains dieux sont stupides. Pour un adepte des religions du livre cela est aberrant puisque Dieu est omniscient ! Mais dans certains pays il est souhaitable pour les tromper d’employer des métaphores pour parler des choses importantes ; car les dieux, aussi puissants soient-ils, ne les comprennent pas. Ailleurs, pour éviter que les dieux ne dérobent les corps des défunts, l’on place près des cadavres des aiguilles sans chas et une certaine longueur de fil… Ainsi ces dieux trop occupés à essayer d’enfiler l’aiguille oublieront-ils pour l’éternité leur projet initial !!! Plus loin nous lisons que dans bien des religions le salut des âmes n’est pas le souci principal. Ces religions ne disent rien de ce qui arrive après la mort. Ces philosophies n’établissent pas de relation entre la conduite morale et le salut des âmes. Les morts deviennent des fantômes ou des ancêtres et cela n’implique aucun jugement.
Pourtant, dans aucune société humaine il n’est permis de tuer ses frères ou ses sœurs pour s’assurer l’attention exclusive de ses parents … Cependant ces sociétés peuvent avoir des concepts religieux très différents.
Le lien entre la morale et ces religions est peut être ce que les psychologues appellent : une rationalisation des impératifs moraux.
L’histoire de l’humanité est celle d’une laïcisation lente, encore loin d’être accomplie, elle évolue en cycle alternant obscurantisme et scientisme, écrivait Salomon Reinach en 1903.…
Hélas il ne semble pas de nos jours que la science ait supplanté irrémédiablement l’obscurantisme. Seule une éducation méthodique dans les écoles dès le primaire, et par médias interposés, via des émissions intelligentes diffusées aux heures de grande écoute, sera à même d’éradiquer ce fléau porteur de mort et de désolation depuis des millénaires.
Sources
- Salomon Reinach : Histoire générale des religions
- Patrick Négrier : La tradition initiatique
- Pascal Boyer : Et l’homme créa les dieux: Comment expliquer la religion
- Frans de Waal : Le singe en nous
- André Lemaire : Naissance du monothéisme
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