La laïcisation du Québec remise aux calendes grecques ?
David Rand
Ce texte a paru dans le numéro 593, juillet/août 2014, de La Raison, revue mensuel de la Fédération Nationale de Libre Pensée (FNLP) française, sous le titre « La laïcisation au Québec ».
Les élections récentes tenues au Québec (7 avril 2014) représentent une sérieuse déception pour les sympathisants de la laïcité. Le Parti Québécois (PQ), au pouvoir depuis le 4 septembre 2012 mais ne possédant pas la majorité absolue des sièges à l’Assemblée nationale, avait proposé une Charte ayant une portée quasi-constitutionnelle qui aurait instauré la laïcité de l’État québécois.
Cherchant un mandat plus fort lui permettant de faire adopter cette Charte – qui demeurait bien populaire malgré une opposition féroce s’exprimant dans les médias – le PQ a déclenché des élections générales à la fin de l’hiver 2014. Mais durant la campagne électorale, son avance dans les sondages s’est rapidement dissipée, l’attention de l’électorat étant progressivement détournée de la laïcité vers le projet souverainiste du PQ et vers son recrutement du magnat des médias Pierre Karl Péladeau, dont la réputation risquait de ternir celle d’un parti qui se voulait progressiste. Le résultat a été une cuisante défaite pour le PQ. Son plus important adversaire, le Parti Libéral du Québec (PLQ), a gagné une majorité absolue des sièges. Les péquistes n’ont qu’à lécher leurs blessures. La Charte proposée par le PQ est maintenant lettre morte.
Marche pour la laïcité, Montréal, 2014-04-05
Photo tirée de la vidéo d’Alain Trempe
L’avant-projet de loi, annoncé en septembre 2013, avait porté le simple titre de « Charte des valeurs québécoises » tandis que le projet de loi, dont le titre moins ambigu mais bien verbeux « Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement » a été publié en novembre 2013. Cette Charte déclarait formellement la séparation entre religion et État, la neutralité religieuse de l’État, ainsi que la nature laïque de ses institutions. Elle imposait aux fonctionnaires publics un devoir de réserve et de neutralité religieuse, interdisait les symboles religieux dans la fonction publique et réaffirmait l’égalité femme-homme. Elle établissait des balises claires pour encadrer les accommodements dits « raisonnables » qui, dans le passé, ont eu comme résultat d’accorder certains privilèges à plusieurs groupes religieux. Toutes ces mesures auraient eu pour effet de formaliser la nature laïque de l’État et d’assurer l’indépendance et l’autonomie de cet État par rapport à la religion.
L’aspect le plus controversé de la Charte était sans aucun doute la prohibition pour les fonctionnaires d’État de porter des signes religieux ostentatoires durant leurs heures de travail. Pourtant, il existe déjà pour ces fonctionnaires un devoir de réserve en matière politique, interdisant ainsi des manifestations partisanes dans la fonction publique québécoise. La prohibition proposée par la Charte n’aurait été qu’une extension modeste et raisonnable du devoir existant, étant donnée la nature partisane et souvent politique des symboles religieux. Mais pour les adversaires de la laïcité – dont plusieurs se prétendaient les défenseurs, ou plutôt les défenseurs d’une fausse laïcité affublée de l’adjectif « ouverte » – cette règle aurait constitué une menace sérieuse pour la liberté de religion. Les opposants de la Charte ne se sont pas gênés pour traiter les pro-Charte de racistes, de xénophobes, d’intolérants, et ainsi de suite, diabolisant de cette manière tout appui pour une laïcité de type républicain.
Les sondages indiquaient pourtant que la population québécoise était majoritairement sympathique à cette idée, ce qui amenait plusieurs anti-Charte à dénigrer cette population et la qualifier d’abrutis repliés sur eux-mêmes. L’opposition à la Charte était souvent malhonnête ; à écouter les dénonciations, on aurait eu l’impression que la prohibition des signes religieux proposée par la Charte était un véhicule de persécution des minorités ethniques, tandis que dans les faits elle n’aurait été qu’une modeste contrainte sur la liberté d’expression pour les employés d’État durant leurs heures de travail. Les tenants du multiculturalisme et du communautarisme ghettoïsants se joignaient aux intégristes musulmans pour crier à « l’islamophobie ».
Un large Rassemblement pour la laïcité s’est formé pour appuyer la Charte, ralliant une considérable diversité de participants : des associations laïques bien sûr, des syndicats, des associations d’immigrants, des féministes, des lesbiennes et des gais, des athées, des humanistes, etc. Notre association Libres penseurs athées (LPA), affiliée à l’AILP (Association Internationale de Libre Pensée), en fait partie. Cette coalition a organisé plusieurs activités, incluant une manifestation en collaboration avec l’association des « Janette » (s’inspirant de la célèbre écrivaine féministe Janette Bertrand), le 26 octobre 2013, où quelque vingt mille individus ont bravé le froid et la pluie dans les rues de Montréal. L’énoncé de principes du Rassemblement a attiré plus de 60 000 signatures en appui à la laïcité et à l’adoption d’une charte.
Débutant en janvier 2014, la Commission des institutions du gouvernement québécois a tenu des audiences publiques où quelque deux cents organismes et individus se sont présentés pour exprimer leur appui ou leur opposition à la Charte. Plusieurs associations-membres du Rassemblement pour la laïcité – Coalition laïcité Québec, Mouvement laïque québécois, Association québécoise des Nord-Africains pour la laïcité (AQNAL), LPA, Association humaniste du Québec, etc. – ont profité de cette occasion pour présenter chacune un mémoire en appui de la Charte, généralement un appui critique, faisant état des lacunes nombreuses du projet de loi et suggérant les étapes futures nécessaires afin de poursuivre la laïcisation de la société québécoise, un long processus commencé il y a un demi-siècle au début de ce que l’on appelle la Révolution tranquille. En dépit (ou peut-être à cause !) du débat houleux autour de la Charte, l’heure était aux grands espoirs.
Au Canada hors-Québec, la réaction anti-Charte dans les médias était encore plus virulente que celle au Québec. Diaboliser le PQ étant depuis longtemps un sport national au Canada, les familières accusations d’intolérance et de dérives identitaires ont été librement recyclées pour dénoncer le projet de loi. Pourtant, un sondage à la fin de l’été 2013 avait indiqué que 42 % des Canadiens, toutes provinces confondues, (58 % au Québec) approuvaient l’interdiction des signes religieux chez les fonctionnaires comme s’apprêtait le faire le gouvernement du Québec. De plus, quelques semaines avant les élections, trois associations laïques hors-Québec, y compris Humanist Canada, se sont déclarées favorables à la Charte et à cette prohibition.
Ces espoirs ont été tristement déçus le soir de l’élection du 7 avril. Toutefois, des analyses des résultats électoraux et des derniers sondages révèlent que la défaite du PQ ne s’explique pas par un rejet de la Charte, car celle-ci demeurait populaire parmi la majorité francophone de l’électorat, et ce, jusqu’à la fin de la campagne. Cette défaite s’explique bien davantage comme rejet du projet souverainiste du PQ. La Charte constitue plutôt un « dommage collatéral ».
La question du crucifix accroché depuis 80 ans au mur de la chambre législative de l’Assemblée nationale – là où le très catholique premier ministre Duplessis l’avait posé en symbole de son alliance avec l’Église – illustre bien l’incohérence de ceux qui se sont opposés à la Charte tout en se prétendant laïques. Or, la Charte n’a pas mentionné ce crucifix, ne spécifiant ni qu’il doit rester, ni qu’il doit être retiré. La quasi-totalité des pro-Charte prônait son retrait. Toutefois, plusieurs anti-Charte se sont servis de cette question pour dénoncer la Charte comme étant insuffisamment laïque et à les écouter, on avait l’impression que la Charte avait spécifié son maintien. Comble d’ironie, le Québec a maintenant un gouvernement qui a effectivement pris position explicitement pour le maintient du crucifix !
S’ajoutant à la déception générale a été le sort réservé à Fatima Houda-Pepin, ancienne députée du Parti Libéral, seule élue de culture musulmane de l’Assemblée nationale et fervente critique de l’islamisme. Sans prendre position en faveur de la Charte laïque proposée par le PQ, Mme Houda-Pepin a refusé de la condamner comme le faisait son parti. Au contraire, elle appuyait l’interdiction du port de signes religieux ostentatoires par les personnes en position d’autorité – juges, policiers, procureurs et agents correctionnels – et ce désaccord lui a coûté l’expulsion du PLQ en janvier. Elle a ensuite proposé son propre projet de loi dont le but était le lutter contre l’intégrisme, un projet qu’elle préparait depuis des années mais qu’elle était contrainte de tenir secret avant son exclusion du parti. Elle s’est présentée alors aux élections comme candidate indépendante, mais a été défaite par le nouveau candidat libéral Gaétan Barrette, devenu depuis ministre de la santé, dont la campagne, comme celle de son parti, a cultivé le vote islamiste.
L’adoption de la Charte aurait été une avancée majeure pour la laïcité ; la disparition de ce projet est donc un revers important. L’élection du Parti Libéral en tant que gouvernement majoritaire, un parti qui, malgré son nom et sa propre histoire, s’est opposé farouchement à cette démarche laïque, un parti dont le chef Philippe Couillard est un ancien conseiller spécial du ministre de santé de l’Arabie saoudite, représente une victoire, temporaire du moins, pour la stagnation, le multiculturalisme et l’obscurantisme.
Toutefois, le Rassemblement pour la laïcité n’a aucunement l’intention de baisser les bras. La vigilance et la détermination sont encore davantage nécessaires, maintenant que les anti-laïques se permettent d’agir avec l’arrogance du vainqueur. D’ailleurs, les attentes de la population pour l’adoption formelle d’une véritable laïcité demeurent insatisfaites.
Les questions que la Charte a soulevées demeurent d’actualité et d’une importance capitale pour nos sociétés, notre qualité de vie et nos libertés. Tout programme laïque complet doit comprendre l’interdiction des signes religieux dans la fonction publique, y compris ceux portés par les fonctionnaires. Cette mesure est non seulement envisageable et raisonnable, elle est souhaitable et nécessaire pour garantir la neutralité religieuse de la fonction publique. Il faut continuer à critiquer l’essentialisme prôné par l’idéologie multiculturaliste, c’est-à-dire la fausse idée que la croyance et l’appartenance religieuses constituent un aspect essentiel et immuable de l’individu, faisant de chaque personne une prisonnière de la communauté dans laquelle elle a grandi et faisant fi de la liberté de conscience.
Références
- « Le vote, la Charte, nous et les autres », Claire Durand, La Presse, 19 avril 2014.
- « Déchiffrer l’élection de 2014: L’éléphant dans la pièce », Jean-François Lisée, 09 avril 2014.
- « La liberté de s’affranchir de la religion », David Rand et Jacques Savard, présentation de l’association Libres penseurs athées devant les auditions publiques de la Commission des institutions de l’Assemblée nationale du Québec au sujet du projet de loi numéro 60.
- « ASSURER UN AVENIR LAÏQUE POUR LE QUÉBEC La liberté de conscience comprend aussi la liberté de s’affranchir de la religion », Mémoire de l’association Libres penseurs athées au sujet du projet de loi numéro 60 (document PDF, environ 250 Ko).
- « Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement » (projet de loi numéro 60).