Blogue 035 : Prohibition des signes religieux

La prohibition du port des signes religieux :
Aller au fond des choses plutôt que tergiverser

David Rand, 2013-10-14

Dans les diverses réactions contre la Charte des valeurs québécoises proposée par le gouvernement, l’aspect le plus controversé est sans aucun doute la prohibition du port des signes religieux ostentatoires par les fonctionnaires des services publics. Cette prohibition suscite des réactions inappropriées allant parfois jusqu’à une antipathie violente et une émotivité excessive.

D’entrée de jeu, les propos diffamatoires et malhonnêtes sont à rejeter. Des accusations de xénophobie, de racisme ou de totalitarisme sont irrecevables car elles versent dans la vacuité intellectuelle et la mauvaise foi. Qui plus est, les opposants de la Charte avancent le prétexte qu’interdire le port des signes religieux constituerait une atteinte grave à la liberté de religion, mais ils « oublient » souvent de mentionner que cette prohibition ne s’appliquerait qu’aux employés des services d’État et seulement lorsqu’ils sont au travail. Toutefois, il y a des gens de bonne foi qui ont tout de même certaines inquiétudes à propos de l’idée d’imposer ces contraintes. Ils ne comprennent pas tout à fait l’importance de le faire, ou du moins ils se demandent si une stricte application de cette prohibition serait une exagération. C’est avec eux que le débat est possible.

Or, les codes vestimentaires ne sont pas rares en milieu de travail. Dans un de mes anciens emplois par exemple, le port de la barbe était interdit dans certains départements où des interactions fréquentes avec le public faisaient partie intégrante de la tâche. Mais il y avait une exception : la barbe portée pour des motifs religieux était tout de même permise. Voilà un exemple de privilège discriminatoire accordé uniquement aux religions.

Les opposants à l’interdiction des signes religieux par les fonctionnaires au travail supportent, consciemment ou non, une discrimination en faveur des employés de l’État croyants contre les incroyants, soit celle de se soustraire à tout code vestimentaire pour leur permettre de porter n’importe quoi, à condition que ce n’importe quoi soit un objet ou un vêtement qu’ils qualifient eux-mêmes de religieux.

[…] la Cour européenne des droits d’Homme a jugé que les États laïques ont le droit de proscrire le port de signes religieux de la part de leurs employés.

Nous constatons sans étonnement que l’Assemblée des évêques catholiques du Québec s’oppose à cette prohibition. Pour se justifier, elle cite la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU dont l’Article 18 déclare « la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seul ou en commun, tant en public qu’en privé ». Cette objection ne nous semble pas tenir car la prohibition proposée dans la Charte des valeurs québécoises n’interdit pas cette manifestation en public en général, mais uniquement dans des circonstances bien particulières, soit au travail dans la fonction publique. Il s’agit d’une revendication logique à la lumière du but qu’elle vise, soit la neutralité de l’État. Remarquons que la Cour européenne des droits d’Homme a jugé que les États laïques ont le droit de proscrire le port de signes religieux de la part de leurs employés.

Cette interdiction des signes religieux constitue une bien modeste contrainte sur la liberté d’expression, une mesure qui par contre protège et garantit la liberté de conscience de tous et toutes. En imposant la neutralité religieuse de la fonction publique, l’État prévient le prosélytisme implicite et non verbal qui est la conséquence inévitable de symboles religieux bien visibles, l’intimidation potentielle que peuvent générer ces symboles envers certains usagers des services de l’État, ou encore l’endoctrinement des segments plus vulnérables de certains groupes de clients, tels que les patients ou les enfants. Le gain pour l’ensemble de la population est considérable, et le sacrifice exigé par les employés relativement bénin. Si je travaillais dans la fonction publique ou parapublique, je serais tout à fait disposé à retirer mon chandail arborant des slogans athées pour enfiler un vêtement plus neutre. En revanche, les hidjabs, crucifix, turbans et autres accoutrements religieux seraient également mis à l’écart durant les heures de travail.

[…] la liberté de religion découle de la liberté de conscience et en dépend, et cette dernière doit comprendre aussi le droit d’être libre de religion.

S’opposer à la prohibition du port des signes religieux par les fonctionnaires au travail revient à accorder la primauté de la liberté de religion sur toute autre liberté, une sorte de veto ou de hiérarchisation de toute autre considération. Or, en réalité la liberté de religion découle de la liberté de conscience et en dépend, et cette dernière doit comprendre aussi le droit d’être libre de religion. Accorder un statut prédominant à la liberté d’exhiber des signes religieux compromet, au contraire, la liberté de conscience. Si les divers croyants ont des droits, les incroyants aussi en ont. L’équilibre nécessaire est un espace neutre – les institutions de l’État, les institutions qui sont le propre de l’ensemble des citoyens et des citoyennes – où toutes ces convictions divergentes et souvent incompatibles sont mises en veille pour que tous et toutes puissent participer sans heurt, sans connivence ni rejet.

Évidemment les signes et symboles religieux sont très variés, certains étant bien plus ostentatoires ou lourds de symbolisme que d’autres. La fonction publique comprend aussi une grande variété de tâches et de types d’emploi. Dans la mise en œuvre de cette prohibition, on peut et on doit souvent faire preuve de souplesse. Pour un employé ou une employée qui n’exerce aucune autorité coercitive et qui ne sert pas directement le public, cette question est moins importante et une période de transition généreuse serait probablement appropriée. Cette observation s’applique encore davantage si l’employé(e) a été engagé(e) avant l’entrée en vigueur de la prohibition. Dans ces cas, il conviendrait sans doute d’accorder un privilège temporaire. Mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un privilège et non d’un droit. Pour toute nouvelle embauche, il faut appliquer strictement la règle. Pour les agents de l’État ayant une autorité importante – policiers, juges, enseignants – la neutralité religieuse est d’une importance et d’une urgence capitales.

Les modalités pour se conformer au principe de neutralité religieuse de la fonction publique peuvent donc se négocier. Mais le principe lui-même ne doit pas être compromis. L’État doit être indépendant de toute ingérence religieuse et ses institutions doivent rester neutres.

D’ailleurs, l’intégrisme religieux constitue une menace réelle pour la liberté de conscience des citoyens et pour l’autonomie de l’État. Au Québec, l’intégrisme chrétien est beaucoup moins fort que l’islamisme, et il n’est pas surprenant que la manifestation contre la Charte qui a eu lieu quelques jours à peine après son dévoilement ait été organisée principalement par des intégristes musulmans bien identifiés.

Si la Charte est effectivement « contre » quoi que ce soit, elle est contre les privilèges et les intégrismes religieux. C’est une mesure préventive nécessaire afin d’empêcher les intégristes de gagner encore du terrain au sein de l’État et pour éviter que des privilèges indus soient accordés à certaines croyances.

Plusieurs événements récents à l’extérieur du Québec jettent une lumière révélatrice sur cette question.

Un tribunal en Ontario a récemment statué qu’imposer aux nouveaux citoyens canadiens l’obligation de jurer allégeance à la reine d’Angleterre est constitutionnellement justifié. Bien que ce serment sous contrainte constitue une atteinte à la liberté d’expression, cette contrainte est jugée raisonnable. L’on constate ici une forte analogie avec l’interdiction du port de signes religieux par les fonctionnaires en fonction, car cette dernière constitue elle aussi une restriction raisonnable. Au fait, la justification du serment est bien plus faible ; il me semble que garantir la neutralité religieuse de la fonction publique est un but bien davantage valable que l’allégeance forcée envers un monarque étranger qui, en plus, est chef d’une église !

Pendant ce temps en France, pays où le port des signes religieux chez les fonctionnaires d’État est prohibé depuis 1905 et chez les élèves des lycées depuis 2004, un tribunal a récemment donné raison à une musulmane congédiée de son emploi dans une garderie privée « Baby Loup » pour avoir porté le hidjab au travail. La FNLP (Fédération National de la Libre Pensée, www.fnlp.fr) qui défend la laïcité depuis plus d’un siècle, a aussi exprimé son accord avec ce jugement, car il s’agit ici du secteur privé où l’interdiction ne doit pas s’appliquer. Remarquons aussi que la FNLP s’oppose à la loi française qui interdit depuis 2010 le niqab partout en public. Si jamais de telles situations se produisaient dans ce pays, l’approche disciplinée de la FNLP – défendre la stricte laïcité de l’État tout en prônant la plus grande liberté en dehors de cet État – constituerait un bel exemple pour guider nos débats. La FNLP est, tout comme LPA-AFT, un organisme fondateur de l’Association International de Libre Pensée (AILP, www.internationalfreethought.org).

En Turquie, le port du voile islamique par les employées de la fonction publique est interdit depuis l’adoption d’un ensemble de mesures laïques sous le régime de Mustafa Atatürk dans les années 1920. Mais cette interdiction vient d’être levée par l’actuel gouvernement pro-islamique et anti-laïque. Il s’agit d’un recul bien inquiétant et l’on constate un retour en force de l’intégrisme dans ce pays.

Le Québec, par contre, veut progresser afin de compléter son processus de laïcisation.

À propos du crucifix à l’Assemblée nationale

Il est important de constater que ce crucifix n’est même pas mentionné dans les dispositions de la Charte. Toutefois, le ministre Bernard Drainville a déclaré, simultanément avec le lancement de la proposition de Charte, que ce crucifix resterait à sa place. Cette déclaration a été utilisée par plusieurs comme raison – ou plutôt comme prétexte – pour s’opposer à la Charte. Cette opposition est illogique.

À peu près tous les éléments de la société qui appuient la Charte s’opposent au maintien du crucifix, sauf peut-être quelques péquistes qui suivent servilement la ligne du parti. Si la Charte est adoptée, les symboles religieux seront interdit dans les institutions d’État et le gouvernement sera confronté à une pression énorme contre le maintient du crucifix, une pression qui ne ferait qu’augmenter avec le temps. Tôt ou tard, il serait contraint de déplacer le crucifix ailleurs pour se conformer à la Charte que lui-même aura proposée et adoptée. Mais si la Charte n’est pas adoptée, il n’y aurait alors aucune raison de changer quoique ce soit. Ce « sacré » crucifix, symbole de la Grande Noirceur duplessiste, resterait alors certainement accroché au mur au-dessus du siège du président de l’Assemblée nationale. Le gouvernement ne subira aucune pression pour le déplacer ; au contraire, l’échec de la Charte constituera une excellente justification de sa présence là où il est actuellement. Les laïques auront alors perdu sur tous les plans.

Si on veut se débarrasser de ce crucifix fâcheux symbole de l’intrusion du religieux dans le politique, il faut que la Charte soit adoptée.


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