David Rand
Les 13 et 14 avril 2012, un colloque sur le thème « Religion, laïcité et État de droit », a eu lieu à Beyrouth au Liban. L’événement fut organisé par le l’Association libanaise de philosophie du droit (ALIPHID) avec l’appui de l’Association Internationale de Libre Pensée (AILP). (Voir les liens à la fin de cet article.) Dans ce volet de notre blog, David Rand, conférencier au colloque et porte-parole de l’AILP, résume quelques-unes des ses impressions du colloque, du Liban, et de la possibilité de la laïcité dans ce pays.
S’il y a un pays au monde qui aurait grandement besoin de laïcisation, c’est le Liban. Sa population de moins de 5 millions est divisée en plusieurs communautés religieuses et ces divisions sont ancrées dans l’organisation du pays, où le pouvoir est partagé selon un système de confessionnalisme politique. Le président de la république doit être maronite, le premier ministre sunnite et le président de la législature chiite. Les sièges au parlement et les hautes places dans la fonction publique sont répartis entre les diverses sectes, de sorte que l’affiliation religieuse l’emporte sur la compétence. Tout citoyen libanais appartient forcément à l’une ou l’autre d’une vingtaine de sectes légalement reconnues, les plus importantes étant les chrétiens maronites, les musulmans sunnites, les musulmans chiites et les Druzes. Le mariage civil n’existe pas, et une mère libanaise mariée à un étranger ne peut transmettre la citoyenneté à leurs enfants.
On peut appeler cette situation le multiculturalisme sur stéroïdes, ou bien le multiculturalisme d’enfer pour ainsi dire, l’enfer étant situé bien sur terre.
Apparemment, aucun recensement n’a été accompli depuis des décennies, car une reconnaissance officielle des changements démographiques – la proportion de chrétiens ayant baissé – risquerait de déstabiliser l’équilibre délicat actuel. La guerre civile qui a ravagé le Liban de 1975 à 1990 ne s’est pas soldée par une vraie résolution, et d’aucuns diraient qu’elle ne s’est jamais véritablement terminée. Au fait, l’État libanais demeure faible, tandis que les différentes communautés sectaires continuent à entraîner et maintenir leur propre milice, une ouvertement (le Hezbollah, parti chiite), d’autres clandestinement. La paix actuelle est ténue et fragile ; une étincelle risquerait de ranimer le conflit armé à tout moment. En effet, l’été de 2007 a vu une série de batailles entre des salafistes et l’armée libanaise.
La possibilité de pouvoir réformer ce système boiteux était au cœur des discussions au colloque ALIPHID, tenu dans un hôtel en banlieue de Beyrouth. La date du début du colloque correspondait au 37e anniversaire du début de la guerre civile. L’événement a attiré un public nombreux et fut un franc succès, malgré certains problèmes. La deuxième journée, plus d’une quinzaine de conférenciers devaient passer dans des sessions d’une durée totale de quelques heures et plusieurs conférences ont donc dû être raccourcies. On aurait pu remplir une autre journée entière, mais cela aurait augmenté sensiblement les coûts. Un service très professionnel d’interprétation simultanée entres les langues arabe et française était fourni. Des interventions fréquentes et parfois mouvementées de gens dans la salle, souvent hors-micro, ont compliqué la tâche déjà difficile des traductrices.
Environ la moitié des conférenciers étaient libanais, incluant des professeurs d’université et des chefs religieux. Le recteur Père Camille Moubarak de l’Université La Sagesse, une institution maronite, a été le premier conférencier de la deuxième journée. Un chef sunnite a participé aussi, tenant un discours plutôt équivoque : tantôt il se disait pour la laïcité, tantôt il expliquait que l’islam était incompatible avec la laïcité car c’est un système complet, incluant les affaires d’État. (Ironiquement, cette remarque rejoint parfaitement les propos de Ibn Warraq qui déclare, dans son livre Pourquoi je ne suis pas musulman, que l’islam ne peut être laïcisé. Espérons qu’il se trompe.)
Le journaliste Ziad Njiem, une personnalité bien connue de la télévision libanaise, a dénoncé – avec passion et en des termes on ne peut plus clairs – le système de confessionnalisme politique qui prévaut au Liban, système qui a tant empoisonné le paysage politique et sérieusement compromis tout espoir de vraie démocratie. Pendant la table ronde qui a clôturé le colloque, un participant a remarqué que même l’orchestre symphonique national est divisé selon les confessions sectaires, comme à peu près tout au Liban. « J’ai honte de vivre dans un tel pays ! » a-t-il déclaré désespérément.
Plusieurs conférences ont été prononcées par des participants français, y compris Christian Eyschen et Roger Lepeix de la Fédération Nationale de Libre Pensée (FNLP), un militant syndical, et plusieurs professeurs d’université. Christian Eyschen s’est adressé à l’assistance en tant que porte-parole de l’AILP. Parmi ses propos, il a souligné la distinction entre l’athéisme et la laïcité, le premier étant une prise de position personnelle, la seconde un programme politique. Moi, j’étais le seul conférencier provenant des Amériques et m’exprimais aussi en tant que porte-parole de l’AILP. J’ai mis en valeur ce qu’ont en commun l’athéisme et la laïcité : leur indépendance de toute notion de volonté dite divine, car la morale théiste s’avère arbitraire et constitue donc une mauvaise base, et pour une morale personnelle, et pour la législation.
Durant ma conférence, l’assistance a réagi, il me semblait, par un silence alarmé. Mais après, j’ai entendu un autre son de cloche. Les deux fondateurs du groupe CLAFA, la Coalition of Lebanese Atheists, Freethinkers & Agnostics, sont venus me parler. Eux avaient soif de discussions franches et ouvertes et étaient bien informés sur la pensée libre, l’athéisme et les sujets connexes. Ma conférence n’était certainement pas « trop » pour eux.
Or, malgré un climat politique des plus difficiles au Liban, il y a néanmoins de l’espoir. La laïcité est un sujet de plus en plus débattu et populaire, et certains secteurs de la population souhaitent fortement du progrès dans le sens d’une laïcisation. En plus du travail d’ALIPHID, de CLAFA et de l’association récemment fondée Freethought Lebanon, cette volonté populaire de mettre fin au système confessionnel étouffant au Liban s’exprime par la manifestation annuelle Lebanese Laïque Pride. La première de celles-ci fut tenue en avril 2010 et a été un succès dépassant grandement les attentes des organisateurs. Le Laïque Pride III aura lieu très bientôt : le 6 mai 2012. Selon un de leurs slogans, « I laïque it ! »
Avec tous ses problèmes, au Liban on bénéficie toutefois d’une liberté d’expression plus grande que dans la plupart des pays voisins. Le Liban pourrait-il servir de carrefour facilitant la diffusion d’idées progressistes dans les pays arabes ? Quoiqu’il en soit, nous pouvons nous attendre à ce que le chemin vers un Liban plus laïcisé soit long et ardu. Le Canada est loin d’être un pays tout à fait laïque ; néanmoins, notre situation ici est comparativement facile. Nos collègues libanais méritent tout notre appui.
Liens
- Association libanaise de philosophie du droit (ALIPHID)
- Association Internationale de la Libre Pensée (AILP)
- Coalition of Lebanese Atheists, Freethinkers and Agnostics (CLAFA)
- Freethought Lebanon, Courriel : admin arobase freethoughtlebanon.net
- Lebanese Laïque Pride
- « Les rapports entre athéisme et laïcité », conférence de David Rand
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