François Doyon
2016-01-11
À chaque fois qu’un attentat ou une tuerie est commis par des individus sincèrement persuadés d’agir au nom d’Allah, il se trouve des gens pour dire automatiquement que ces criminels ne se réclament pas du vrai islam et que l’islam est une religion de paix. Par exemple, Michel Seymour, professeur de philosophie à l’Université de Montréal et membre du collectif Québec inclusif, a écrit ceci sur son profil Facebook le lendemain des attentats du 13 novembre dernier : « Pourquoi ne pas associer l’islam à toute cette merde ? Parce qu’il ne faut pas associer une religion à toutes les phrases du texte ancien. Parce qu’on peut associer sa foi musulmane à la phrase qui dit dans le Coran de ne pas tuer la personne humaine. »
La noble intention qui motive cette déclaration est d’éviter les généralisations qui attiseraient la haine contre les musulmans. Il est vrai que ce n’est pas parce qu’il y a des terroristes qui sont musulmans que tous les musulmans sont terroristes. On nous répète qu’il ne faut pas associer l’islam au terrorisme pour éviter la propagation de la haine contre tous les musulmans. Mais est-il vrai que le terrorisme de l’État islamique n’a rien à voir avec l’islam ?
Seymour a raison de dire qu’on ne peut pas associer l’islam à toutes les phrases du Coran, et c’est parce que le Coran se contredit. La cohérence n’est pas la première vertu du Coran. C’est une caractéristique qu’il partage avec la Bible qui l’inspire. Ces Écritures saintes sont incohérentes, car il est possible d’y trouver des versets justifiant une chose et son exact contraire. Celui qui veut croire que l’islam est une religion de paix n’a qu’à picorer le Coran pour y prélever les extraits suivants :
« Pas de contrainte en religion ! » (Sourate 2, verset 256)
« Tu n’exerces sur eux [les mécréants] aucune contrainte. » (Sourate 50, verset 45)
« En vérité, celui qui aura tué un seul homme, sans que celui-ci ait commis un meurtre ou des dépravations sur la terre, est considéré comme s’il avait tué l’humanité tout entière, et celui qui aura sauvé la vie d’un seul homme est considéré comme s’il avait sauvé la vie à l’humanité tout entière. » (Sourate 5, verset 32)
Ce dernier extrait est celui auquel Seymour fait référence lorsqu’il dit « qu’on peut associer sa foi musulmane à la phrase qui dit dans le Coran de ne pas tuer la personne humaine. » Mais Seymour semble oublier que cette phrase précise que les personnes qu’il ne faut pas tuer sont celles qui ne sont pas coupables de meurtre ou de dépravation. Elle n’interdit pas de tuer les autres. J’imagine que Seymour répondrait qu’il ne faut pas associer une religion à toutes les parties de la phrase la plus pacifique de son texte sacré, qu’il est, dans le cas précis qui nous occupe, préférable de remplacer ce qui est entre les virgules par des points de suspension, comme on l’a vu sur une pancarte lors d’une manifestation à Paris en janvier dernier[1]. Car sinon le passage le plus angélique du Coran (c’est en tous les cas le plus souvent cité par ceux qui clament que l’islam est une religion de paix) laisse entendre que tuer un meurtrier ou un dépravé (un homosexuel ?) pourrait être correct. Ceux qui veulent croire que l’islam est une religion violente n’auraient en effet pas à picorer bien loin, car le verset qui suit celui qui condamne le meurtre des non-meurtriers et des non-dépravés dégouline de haine :
« La rétribution de ceux qui font la guerre à Dieu et à Son Envoyé et de ceux qui sèment le désordre sur la terre est qu’ils soient tués ou crucifiés, ou que leurs mains et leurs pieds opposés soient coupés, ou encore qu’ils soient expulsés du pays. Ce sera pour eux l’ignominie dans ce monde et un terrible châtiment dans la vie future. » (Sourate 5, verset 33)
Généralement, ceux qui veulent prouver que l’islam est une religion de haine citent aussi les deux versets suivants :
« Je vais jeter l’effroi dans les cœurs des mécréants; frappez-les au cou et frappez-les sur chaque phalange des doigts. » (Sourate 8, verset 12)
« À l’expiration des mois sacrés, tuez les polythéistes partout où vous les trouverez : capturez-les, assiégez-les et dressez-leur des embuscades. » (Sourate 9, verset 5)
Nous avons un problème de cohérence : dans le Coran, on trouve des versets qui commandent de laisser tranquille les non-musulmans et on en trouve qui commandent de les combattre et même de les tuer. L’islam est-il une religion de paix ou une religion de guerre ?
Le Coran nous offre lui-même une solution pour résoudre cette apparence de contradiction, grâce aux versets suivants :
« Nous n’abrogerons aucun verset ni n’en ferons effacer un seul de ta mémoire sans le remplacer par un autre, meilleur ou semblable. » (Sourate 2, verset 106)
« Lorsque Nous remplaçons un verset par un autre verset, et Dieu sait parfaitement ce qu’Il révèle, ils disent : “Tu n’es qu’un imposteur !” Non, mais la plupart d’entre eux ne savent rien. » (Sourate 16, verset 101)
Depuis les premiers siècles de la civilisation musulmane, ces deux versets sont le fondement de la règle d’abrogation. Comme l’explique Richard Bell, spécialiste des langues arabes à l’Université d’Édimbourg, dans son livre Introduction to the Qur’an, lorsqu’il y a deux versets qui se contredisent, le verset révélé plus tard a préséance sur le verset révélé plus tôt, selon l’ordre chronologique de la révélation établi par les savants de l’islam. C’est la règle d’abrogation qui explique que plusieurs musulmans ne boivent pas d’alcool : bien que le Coran autorise en plusieurs endroits sa consommation, le dernier passage révélé portant sur l’alcool interdit d’en boire.
En ce qui concerne nos versets violents, les Sourates 2, 8 et 9 sont des sourates de Médine là où Mahomet a passé la deuxième partie de sa carrière prophétique, après avoir quitté la Mecque. La sourate 9 est l’avant-dernière à avoir été révélée. Or, dans la sourate 110, la dernière sourate selon l’ordre chronologique, rien n’abroge le commandement de tuer les polythéistes et le commandement de combattre les mécréants : « Lorsque le triomphe de Dieu ainsi que la victoire arrivent; lorsque tu vois les gens entrer en masse dans la religion de Dieu, célèbre les louanges de ton Seigneur et implore Son pardon, car, en vérité, Il aime à pardonner au pécheur repentant. »
Si l’on suit la règle de l’abrogation comme le font (parfois sans le savoir) les musulmans qui ne boivent pas d’alcool, il faudrait conclure que le Coran ordonne aux musulmans de combattre les mécréants, ce qui donnerait raison à ceux qui pensent que l’islam est une religion intolérante et violente.
Mais puisque la majorité des musulmans ne combattent pas les mécréants, cela veut dire que la majorité des musulmans ne suivent pas la règle d’abrogation, du moins lorsqu’elle conduit à justifier la violence. La majorité des musulmans font le choix d’être pacifiques et picorent les versets pacifiques du Coran pour nous prouver que l’islam est une religion de paix.
Cependant, ce fait heureux n’autorise personne à affirmer que l’islam des terroristes n’est pas le vrai islam. Les terroristes peuvent aussi picorer le Coran pour y trouver ce qui justifie leur violence et ils peuvent même invoquer la traditionnelle règle d’abrogation pour renforcer leur argumentation. Pour être équitable, on ne peut pas accepter qu’un musulman interprète le Coran comme il le veut et refuser ce même droit à un autre. Si on accepte que chacun puisse interpréter le Coran, l’islam de l’État islamique n’est pas moins islamique que l’islam des musulmans pacifiques. J’aime bien l’approche de Graeme Wood, elle consiste à ne pas se prononcer normativement sur ce qu’est l’islam en soi et simplement reconnaître que l’interprétation qu’en fait l’État islamique est cohérente avec ce qu’on considère comme certaines traditions de l’islam[2].
S’il faut éviter d’amalgamer tous les musulmans au terrorisme parce que chaque musulman peut donner le sens qu’il veut au Coran en ne comprenant au sens littéral que les versets pacifiques et ainsi être musulmans sans pour autant prôner la violence, cela veut dire aussi que l’interprétation du musulman terroriste, qui préfère prendre au sens littéral les versets violents, est aussi légitime. Lorsqu’on a une conception relativiste de la religion, on ne peut pas parler d’un vrai islam sans se contredire. Autrement dit, si on accepte que chacun ait droit à sa définition personnelle de l’islam, comme on accepte qu’un individu puisse donner un sens personnel aux symboles religieux, parler d’un vrai ou d’un faux islam n’a pas de sens. Il est donc absurde de dire, comme on l’entend après chaque carnage islamiste, que ce n’est pas là l’œuvre du vrai islam.
Note : Les citations du Coran sont tirées de la traduction de Hachemi Hafiane, Le Saint Coran et la traduction du sens de ses versets en claire langue française, Paris, Presses du Châtelet, 2010. Cette traduction est préfacée par Hocine Raïs, professeur de civilisation et de théologie musulmane à l’Institut al-Ghazali de la Grande Mosquée de Paris.
Références :
Informations sur l’auteur :
Né en 1976, François Doyon est titulaire d’un doctorat en philosophie de l’Université de Montréal (2013) et enseigne depuis 2007 la philosophie au Cégep de Saint-Jérôme. Spécialiste de la philosophie de Hans-Georg Gadamer, il est l’un des auteurs de Philosophical Apprenticeships, contemporary continental philosophy in Canada (Presses de l’Université d’Ottawa, 2009) et de L’art du dialogue et de l’argumentation, s’initier à la pensée critique pour le cours « Philosophie et rationalité » (Chenelière Éducation, 2009). Il est également blogueur au Huffington Post et contributeur pour la revue Québec sceptique.
Ok. Je vous réfère à l’ouvrage du professeur Sami Awas Aldeeb Abu-Salieh, docteur en droit musulman et arabe qui a publié la seule version qui existe en ordre chronologique en respectant les enseignements de l’Azhaar. Tout ce que vous dites fais sens, mais je me pose la question suivante tout de même: les musulmans croient dur comme fer que le Coran est incréé et que c’est la parole d’Allah. Comment Allah peut-il se contredire et comment peut-il parler uniquement pour le 7e siècle et en langue arabe (ou en dialectes arabes). Tout cela ne tient pas la route.
J’ai oublié la référence : Sami Awad Aldeeb Abu-Salieh, Le Coran, version arabe-française, en ordre chronologique publié aux Éditions l’Aire.
Merci beaucoup pour cette référence.