Libres penseurs athées

Louise Mailloux

La laïcité a-t-elle tué l’athéisme ?
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Le siècle des Lumières fut sans contredit l’âge d’or de la critique antireligieuse et si on y regarde de plus près, on constate aussi qu’il nous a donné un bien curieux mélange. Alors qu’une gauche matérialiste et radicalement athée avec d’Holbach et Diderot a précipité la mort de Dieu et prédit la disparition des religions, une droite, anticléricale certes, mais déiste avec en tête Locke et Voltaire nous a donné la laïcité, la condamnation de l’athéisme et le respect des religions.

De cette laïcité issue des Lumières, nous en avons retenu l’idée de tolérance, oubliant qu’à l’origine, celle-ci ne tolérait que les religions. En effet, pour John Locke reconnu comme étant le théoricien de la tolérance, les athées n’étaient pas des gens dignes et fiables avec lesquels on pouvait bâtir une société. Écoutons-le dans sa fameuse Lettre sur la tolérance (1686) considéré comme le texte fondateur de la laïcité : « Ceux qui nient l’existence d’un Dieu ne doivent pas être tolérés, parce que les promesses, les contrats, les serments et la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile, ne saurait engager un athée à tenir sa parole ; et que si l’on bannit du monde la croyance d’une divinité, on ne peut qu’introduire aussitôt le désordre et la confusion générale. D’ailleurs, ceux qui professent l’athéisme n’ont aucun droit à la tolérance sur le chapitre de la religion, puisque leur système les renverse toutes ». Le moins que l’on puisse dire ici, c’est que si le souverain ne peut plus imposer sa religion, il a tout de même encore besoin d’elle pour maintenir l’ordre et régner sur ses sujets. Que chacun prie comme il veut, soit mais il faut prier !

Cet argument qui présente l’athéisme comme étant plus nocif que les religions et qui laisse croire qu’il faut une religion au peuple, sera repris par Voltaire qui jugeait qu’une société d’athées est impossible puisqu’il n’y aurait plus aucun frein moral à transgresser les lois humaines. Voici ce qu’il nous dit dans son Dictionnaire philosophique (1764) : « Il est clair que la sainteté des serments est nécessaire, et qu’on doit se fier davantage à ceux qui pensent qu’un faux serment sera puni, qu’à ceux qui pensent qu’ils peuvent faire un faux serment avec impunité ». Et d’en rajouter avec l’ironie qu’on lui connaît sur l’immoralité légendaire des athées lorsqu’il écrit : « Je ne voudrais pas avoir affaire à un prince athée qui me ferait piler dans un mortier ». Bien que Voltaire considère l’athéisme moins funeste que le fanatisme religieux en ce qu’il ne produit pas de passions sanguinaires, il le condamne tout comme Locke pour cause d’immoralité. Une bien mauvaise réputation pour les athées qui a commencé avec le divin Platon et qui encore aujourd’hui persiste et laisse croire que seules les religions sont garantes de la morale et que seuls les croyants peuvent prétendre à la vertu. Comme si nous avions besoin de la Bible pour savoir qu’il est préférable de ne pas tuer son prochain.

Alors que c’étaient les croyants qui avaient mis l’Europe à feu et à sang, ce sont les athées que l’on a cru bon de ne pas tolérer. Trouver l’erreur ! Pour Locke, la neutralité de l’État laïque et sa nécessaire tolérance vis-à-vis les religions tenait à son incapacité de savoir ce qu’était la vie bonne, à son ignorance en matière spirituelle et donc à son incompétence concernant le soin des âmes. Il est tout de même étonnant qu’une pareille ignorance fut « ignorée » quant vint le tour de l’athéisme. Étonnant que l’État redevienne soudainement compétent et… intolérant.

En proposant la séparation de l’Église et de l’État, les philosophes déistes ont combattu le cléricalisme et pris la place des curés pour bannir l’athéisme, ne protégeant alors que la liberté religieuse. Mais, me direz-vous, les temps ont bien changé car aujourd’hui, la neutralité de l’État laïque garantit la liberté de conscience, assurant le respect et l’égalité en droits des croyants comme des athées, et que c’est bien grâce à cette laïcité, si ceux-ci peuvent maintenant vivre leurs convictions au grand jour sans subir de préjudice. C’est l’appréciation habituelle que les athées font de la laïcité, n’y trouvant somme toute que des vertus. Avec vous aujourd’hui, je voudrais examiner d’un peu plus près ces vertus, particulièrement le statut que cette laïcité a assigné à l’athéisme et en dégager quelques conséquences, pour ne pas dire quelques défauts.

Se pourrait-il que cette laïcité qui a mis fin aux guerres de religions et contribué avantageusement à pacifier l’Europe ait en même temps désamorcé la charge tonifiante de l’athéisme au point de ruiner sa fonction critique ? La laïcité aurait-elle desséché l’athéisme ? L’a-t-elle tué ?

L’égalité politique des croyances religieuses et de l’athéisme dans l’espace public a des répercussions insoupçonnées sur le plan épistémologique. Mettre sur le même plan, la religion et l’athéisme, c’est mettre à égalité la foi et la raison, mettre à égalité la superstition et la science, mettre à égalité l’un et son contraire. D’un côté les croyants, de l’autre les incroyants. Il y a ceux qui croient que Dieu existe et les autres qui « croient » qu’il n’existe pas. Voilà tout ce beau monde assis bien gentiment les uns aux côtés des autres, chacun avec sa croyance. C’est le vivre-ensemble laïque. La fameuse ouverture dont on se vante tant lorsqu’on nous accuse d’être fermé au pluralisme.

C’est drôlement vrai, il n’y a pas plus inclusif que la laïcité. L’embêtant, c’est qu’un tel relativisme présente l’athéisme comme une croyance, une sorte de croyance à l’envers mais une croyance tout de même. Une croyance parmi d’autres. Une option possible du buffet laïque qui, par exemple, met dans la même assiette le créationnisme et le darwinisme. Après tout, les gens choisiront ce qu’ils veulent. Autant dire alors que la science ne vaut pas mieux que la religion. D’Holbach pourtant affirmait que l’athéisme n’est justement pas une attitude religieuse mais bien une attitude scientifique vis-à-vis l’univers.

En présentant l’athéisme comme un choix possible parmi d’autres, la laïcité a dissocié l’athéisme de la science et occulté cette distinction fondamentale entre la foi et la raison, le vrai et le faux et miné la supériorité de la science sur la religion, faisant ainsi perdre à l’athéisme son assise et sa force subversive si nécessaire à la critique des religions.

Ce relativisme rendra aussi plus difficile la critique des religions qui s’efface derrière le respect de celles-ci, craignant d’être accusé d’un manque de respect envers les croyants, de porter atteinte à leur liberté de conscience ou pire encore de blasphémer. Ce qui place l’athéisme dans une position de retrait et neutralise la radicalité de sa critique envers les religions et leurs écrits. À ce point que les athées laïques s’aventurent rarement dans cette direction, préférant le confort du vivre-ensemble laïque à la dure confrontation des idées. D’Holbach dans La contagion sacrée (1768) écrivait : « Doit-on des ménagements à des systèmes d’erreurs et de préjugés dont les principes primitifs sont d’interdire l’usage de la raison, de fermer ses yeux à la vérité, de se haïr soi-même, de détester tous ceux qui ne voient pas des chimères des mêmes yeux, d’enivrer les mortels d’espérances frivoles et de craintes désespérantes sans les rendre plus vertueux ? » D’un point de vue laïque, cela m’a tout l’air que oui !

Ce respect excessif dont jouissent les religions auquel Richard Dawkins fait allusion au tout début de son ouvrage Pour en finir avec Dieu (2006) prend sa source chez les penseurs déistes des Lumières. On le retrouve même dans le rapport Bouchard-Taylor où il est dit que quiconque affirme que les religions sont dépassées porte atteinte à la liberté de conscience. Tolérance zéro ! Qui cherche-t-on à museler ici, sinon les athées ?

Outre la laïcité, un autre événement majeur est survenu à l’époque des Lumières, qui à mon avis, a affaibli l’athéisme et c’est celui du criticisme kantien. Dans son texte Le conflit des facultés (1798) Kant va rompre avec des siècles de philosophie thomiste dans laquelle la science était fondamentalement liée à la religion et la philosophie à la théologie. Kant va en quelque sorte laïciser la raison en la séparant de la foi, nous expliquant que raison et foi sont deux magistères radicalement différents qui ne se rencontrent d’aucune façon et qu’il faut donc éviter de confondre. Ainsi la science et la philosophie peuvent dorénavant affirmer leur autonomie par rapport à la théologie. Cette nouvelle façon d’articuler les rapports entre la foi et la raison a réjoui bien des athées, y inclus D’Holbach puisqu’elle permettait à la raison de s’émanciper et de ne plus être étouffée par la foi.

Le hic, et c’est là que j’y vois un recul de l’athéisme, c’est qu’en affranchissant la raison, Kant en a fixé les bornes et limité les prétentions. Désormais, la science ne peut plus rien dire à propos de Dieu simplement parce que cela ne relève pas de son champ de compétences. Les athées se retrouvent donc ici avec une science qui ne leur sert à rien tout comme dans l’incapacité théorique d’affirmer rationnellement que Dieu n’existe pas. Cet habile tour de chapeau du chrétien Kant en plus d’avoir mis l’idée de Dieu à l’abri des critiques de la science a du même coup forcé les athées à se replier dans une position rationnelle plus faible qui est celle de l’agnosticisme et réduit leur athéisme à n’être plus qu’une posture affective et irrationnelle en face de l’existence. Vous conviendrez qu’ici, on n’est pas loin de la croyance et que nous sommes aussi à des années-lumière d’un Lucrèce ou d’un d’Holbach qui croyaient résolument que la connaissance de la nature à travers le développement des sciences ferait progressivement disparaître la religion.

Mais que peut la raison sans la foi ? Saint-Paul ne disait-il pas dans sa deuxième épître aux Corinthiens : « Pour l’homme qui n’est pas empli de l’Esprit, les choses du monde spirituel sont absurdes et ne peuvent être comprises. » N’est-ce pas de cela dont les deux derniers Papes ont essayé de nous convaincre ? Que la raison sans la foi s’égare et se dessèche ? Jean-Paul II dans son encyclique Fides et ratio (1998) a reconnu la nécessité de la raison mais en insistant sur l’importance de s’ouvrir à nouveau à la foi puisqu’ultimement toute vérité vient de Dieu. Qu’il faut donc rétablir le dialogue puisque selon lui, il n’y a pas d’incompatibilité entre la foi et la raison. Et n’était-ce pas aussi cela qui était au cœur du discours de Ratisbonne de Benoît XVI en 2006 lorsqu’il disait que le criticisme kantien a éloigné la raison de la foi en lui donnant un caractère purement instrumental, rendant ainsi la raison inapte à répondre aux questions existentielles que l’homme se pose. Bref que les sciences ont besoin des lumières de la théologie.

Derrière cette incomplétude de la raison sur laquelle les croyants insistent tant, se cache un refus de l’autonomie de celle-ci, le refus d’un monde dans lequel les sciences seraient les seules dépositaires du vrai. Nous retrouvons également cette même idée lorsqu’on accuse la modernité d’anomie, de nihilisme et de relativisme moral, allant même jusqu’à tenir la raison responsable de la violence, de la pornographie, de l’avortement et de l’homosexualité. La raison s’est trop rapprochée du singe et trop éloignée de la foi, nous disent les croyants. Il faut donc réconcilier ce que Kant avait séparé. Et comment les croyants font-ils cela ?

Bien concrètement, cela signifie recruter et financer largement partout à travers le monde des intellectuels de haut calibre, des scientifiques réputés (dont les astrophysiciens Hubert Reeves et Trinh Xuan Thuan) et des gens très en vue des médias dans le but de réfléchir aux implications métaphysiques des découvertes scientifiques afin de réconcilier les sciences avec la religion. Les membres de ce groupe, fort du respect dont ils jouissent, s’impliquent dans diverses activités à l’échelle internationale et en profitent pour diffuser une vision spiritualiste des sciences. C’est entre autres ce à quoi s’active une organisation française qui se nomme l’Université interdisciplinaire de Paris (UIP) dont une des sources importantes de financement est la riche fondation américaine John Templeton, bien connue pour subventionner et récompenser d’un Nobel et demi, ceux qui sont gentils avec les religions, avec qui l’UIP a établi un étroit partenariat depuis l’an 2000. Est-il besoin de rappeler que Charles Taylor, philosophe catholique, fut récipiendaire de ce prestigieux prix l’année même qu’il présida la fameuse Commission qui a recommandé sans surprise pour le Québec une laïcité ouverte aux religions ?

Réconcilier la foi et la raison, cela signifie aussi formater les jeunes esprits en poursuivant la bataille pour limiter l’enseignement du darwinisme dans les écoles ou à tout le moins, avec le dessein intelligent, maquiller le créationnisme en science pour le présenter comme une alternative scientifique valable. Rien de moins que de réintroduire de la transcendance dans le monde du vivant. Connecter le surnaturel au naturel pour sortir la Bible et le Coran et moraliser la vie de tout le monde.

Le début de ce siècle connaît un regain de ferveur religieuse sans précédent et il ne faudrait surtout pas sous-estimer les moyens financiers, les organisations et les réseaux éducatifs et communicationnels dont disposent les croyants, les sites Web attrayants qui pullulent sur la toile, leur capacité d’offrir une vie sociale et communautaire aux plus démunis, celle de mobiliser et d’encadrer les jeunes, d’investir l’école laïque pour promouvoir le créationnisme, de recruter des gens de tous les milieux, de s’engager en politique et d’infiltrer les partis pour faire avancer leur agenda politico-religieux. Tout ceci sans oublier l’ardent prosélytisme et le doux délire qui les animent.

L’offensive est sérieuse et devrait nous inquiéter au plus haut point. Elle se fait principalement sur deux fronts ; d’une part, celui du politique avec cette trompeuse laïcité ouverte qui essaie de miner les fondements de la démocratie, de délaïciser l’espace public, de remettre en question le statut des femmes et les acquis de la révolution féministe, de contester les droits des homosexuels, et d’autre part, celui des idées avec cette volonté de revenir à un monde pré-kantien, de présenter la foi comme un savoir légitime, une dimension essentielle qui vient parfaire et compléter ce qui échappe depuis toujours à la raison instrumentale.

Dieu n’est pas mort et contrairement à ce que certains philosophes ont affirmé, il ne mourra pas. Il devient urgent d’en prendre toute la mesure, urgent que les athées sortent de cet engourdissement et de ce mutisme dans lesquels la laïcité nous a confortablement installés, urgent que les athées fassent bien davantage que « de ne pas croire ». L’athéisme n’est pas une foi et nous devons retrouver notre assurance, notre intelligence, notre mordant et nous manifester politiquement et intellectuellement. Il y a tant à faire. Nous devons rompre avec une certaine insouciance et quitter absolument la réserve dans laquelle la posture laïque nous a cantonnés pour redevenir à nouveaux pertinents. D’Holbach dans son œuvre a beaucoup insisté sur le courage qui est nécessaire au penseur. Nous devons retrouver ce courage, retrouver cette audace. Et puisque la religion nous ramène au moyen âge, il faudrait à tout le moins que l’athéisme nous ramène au siècle des Lumières. Ainsi, la laïcité, les droits des femmes et les sciences qui sont de fabuleux acquis de la modernité, n’en seront que mieux protégés. Et comme le disait si magnifiquement le poète Jacques Prévert : « Notre Père qui êtes aux cieux, restez-y, et nous, nous resterons sur la terre, qui est quelquefois si jolie »

Montréal, 1er octobre 2010


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